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d’apostolat. Puis il veut plaire, et à qui lui décernera sa récompense ; de sorte que, fier de son dévouement à une cause, il s’avilit par une complaisance médiocre. Jamais il ne se libère de ses liens, jamais il ne cède à une vive impulsion, jamais il n’a un peu d’élan ; toujours, et dans la vie quotidienne et dans ses livres, il est empêtré. Les héros de ses romans sont empêtrés autant que lui. Par exemple, dans l’Air des cimes, il a peint le vieux Juste-Agénor de Baraglioul, son père. Un homme très singulier, le vieux Juste-Agénor, et admirablement capricieux : témoin, Lafcadio ! A la veille de sa mort et dans l’appartement d’où il n’est pas sorti depuis des années, il faut le voir. Un grand foulard couleur madère enveloppe ses cheveux ; l’un des bouts retombe sur la dentelle de son col ; et sa barbe d’argent couvre le haut de son justaucorps en laine havane. Un châle gris aux genoux, les pieds sur un coussin d’eau chaude, il trempe ses mains dans un bain de sable que chauffe une lampe. Il boit des tisanes et il écoute son confesseur, le père Avril. Mais on lui passe la carte de Lafcadio : « Lafcadio de Baraglioul. » Que s’éloigne le confesseur ; et voici Lafcadio... « D’abord, sachez, monsieur, qu’il n’y a pas de Lafcadio de Baraglioul ! » Et il déchire la carte. Il examine le jeune homme, le trouve joli, bien fait, se félicite à part lui de son ouvrage et ; sur le point de s’attendrir, se maîtrise. Par instans, il clôt les yeux et il semble dormir : à travers sa barbe, on voit ses lèvres remuer. Le châle glisse de ses genoux ; Lafcadio se penche et il sent sur son épaule la main du vieillard « peser doucement. » C’est la première fois que Lafcadio voit le comte de Baraglioul ; le reverra-t-il ? « Ma foi ! j’avoue que ça ne serait pas sans plaisir ; mais les révérendes personnes qui s’occupent de mon salut m’entretiennent dans une humeur à faire passer mon plaisir en second... » Et il sourirait. Lafcadio aura quarante mille livres de revenu : qu’il s’en aille donc ! « Mon enfant, mon enfant, balbutie le vieillard, je suis en retard avec vous... » Et enfin : « Je ne veux pas que vous portiez mon deuil. Mon enfant, la famille est une grande chose fermée ; vous ne serez jamais qu’un bâtard ! » Avec un tel Juste-Agénor de Baraglioul, si bien sûr de son caractère, Julius n’a écrit qu’un roman fade. Lafcadio le lui reproche, sans feinte : « Pour moi, je me laisserais mourir de faim devant ce ragoût de logique dont j’ai vu que vous alimentez vos personnages... « Ainsi, le vieux Baraglioul : « le souci de le maintenir, partout, toujours, conséquent avec vous et avec soi-même, fidèle à ses devoirs, à ses principes, c’est-à-dire à vos théories... vous jugez ce que, moi précisément, j’en puis dire ! » Lafcadio se ; définit « un être d’inconséquence ; » tel était le vieux