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plus ces étranges figures nous émeuvent et s’imposent irrésistiblement à notre curiosité, avec la séduction qu’exercent sur nous les hommes et les choses qui nous semblent porter en soi une part de mystère.

Il n’y a pas jusqu’au style anglais de M. Conrad qui ne diffère profondément de celui de tous ses confrères par une certaine allure moins précise, plus pauvre d’images nettes et vigoureuses, mais aussi plus chantante ou, en tout cas, plus « musicale. » Sa phrase tantôt se déploie amplement, parmi toute sorte d’incidentes ou de parenthèses, et tantôt se ramasse en un raccourci saisissant. Avec cela, toujours une correction et une élégance parfaites, attestant la familiarité des plus grands maîtres de la langue nationale : si bien que, dès le premier jour, l’auteur des Contes d’Inquiétude et du Nègre du Narcissus a pris place, lui-même, au premier rang de la littérature anglaise contemporaine. Il est vraiment, parmi les écrivains d’aujourd’hui, l’un des types les plus remarquables de l’ « artiste, » du lettré qui sait revêtir son langage d’une couleur, d’un rythme, d’un parfum originaux, et qui du reste n’y arrive qu’au prix d’un patient effort créateur, sans jamais s’abandonner au libre caprice de l’improvisation.


Toutes qualités qui s’expliquent en partie pour nous, me semble-t-il, lorsque nous découvrons les origines du talent de M. Conrad : mais combien celles-ci, à leur tour, ont de quoi nous surprendre ! Car le fait est que ce conteur justement admiré et aimé du public anglais, cet adroit styliste nourri de Shakspeare et de Carlyle, n’a commencé à manier la langue anglaise que vers l’âge de trente ans. Il s’appelle, de son vrai nom, Joseph-Conrad Korzeniowski. Né et élevé dans les provinces russes de la Pologne, il n’a quitté son pays que pour aller courir le monde à bord de bateaux marchands belges ou français, où il remplissait, je crois, les modestes fonctions de mécanicien. C’est ainsi qu’il a connu de très près les paysages tropicaux qui devaient servir de cadre à ses premiers récits ; mais le plus incroyable est qu’il se soit, en même temps, suffisamment imprégné de langue et de littérature anglaises pour devenir ensuite, presque d’emblée, le rival des Kipling et des Stevenson. Il y a eu là, en vérité, un « phénomène » tout à fait unique de « naturalisation » littéraire, — se produisant dans les conditions que j’ai dites, et à un âge où, d’ordinaire, chacun de nous se trouve décidément hors d’état de penser ni d’écrire dans une langue nouvelle. On comprend aisément qu’un jeune garçon, transplanté de très bonne heure dans un pays étranger, se dépouille plus ou moins de ses premières habitudes d’esprit pour s’assimiler