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REVUES ÉTRANGÈRES

UN CONTEUR ANGLAIS : M. JOSEPH CONRAD


Chance ; A Set of Six ; Under Western Eyes, etc., par J. Conrad ; 1911-1914.


Trois hommes, deux Européens et un nègre, se trouvaient chargés de l’administration du comptoir. Kayerts, le chef, était court et gras ; Carlier, l’assistant, était de forte taille, avec une grosse tête et un large tronc perché sur une longue paire de jambes maigres. Enfin le troisième fonctionnaire du comptoir était un nègre de la Sierra-Leone, qui affirmait résolument s’appeler Henry Price. Toutefois, pour un motif inconnu, les indigènes du haut du fleuve lui avaient naguère donné le nom de Makola, et ce nom lui était resté attaché, depuis lors, dans tous les postes successifs qu’il avait occupés. Il parlait le français et l’anglais avec un pépiement comique, écrivait d’une main superbe, s’entendait à la tenue des livres, et nourrissait au profond de son cœur le culte passionné des mauvais esprits. Sa femme était une négresse de Loanda, énorme et bruyante. Trois enfans se roulaient au soleil devant la porte de sa demeure, qui était toute basse, pareille à un hangar. Makola, taciturne et impénétrable, méprisait les deux blancs. Ayant sous sa garde le petit magasin, sommairement fait de torchis avec un toit d’herbes sèches, il prétendait tenir un compte exact des perles de verre, des ballots d’étoffes à bas prix, des fichus rouges, des fils de laiton, et des autres marchandises qu’il y conservait.

En plus de ce magasin et de la case de Makola, le terrain déboisé pour former le comptoir ne contenait qu’un seul autre bâtiment, celui-là de dimensions plus vastes, construit en bambous, avec une large véranda sur chacun de ses quatre côtés. Des trois pièces qui en constituaient l’intérieur, l’une, au milieu, servait à la fois de chambre d’habitation et de bureau : on y voyait deux tables de bois blanc et une demi-douzaine de sièges. Les deux autres pièces étaient les chambres à coucher des deux Européens : l’une et l’autre n’ayant, pour tout mobilier, qu’un lit et une