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il chemine à cheval sur les épaules d’une jeune fille dont on n’aperçoit pas la tête. Ici, le parapluie dans la main droite et la main gauche appuyée à sa hanche, il passe une revue d’estropiés qui figurent, paraît-il, ses derniers compagnons de lutte. Plus loin, sa silhouette se détache au centre d’un nouvel univers où il tient la place du soleil. Ces plaisanteries ne valaient même pas un haussement d’épaules. Et Kirkegaard n’en ressentit d’abord qu’un mouvement d’impatience. Mais, peu à peu, son imagination entra en branle, amplifiant ces niaiseries, grossissant le rire soupçonné des lecteurs en éclats insultans et, comme eût dit Hugo, en sombres huées. Lui qui ne reçoit personne dans son appartement, mais qui aime à promener le long des rues sa flânerie socratique et à causer un instant avec Hansen, Andersen, Petersen, Ramussen et tous les sen de Copenhague, il ne pouvait plus mettre le pied dehors sans être sûr que tous les yeux le comparaient à ses caricatures. La main sur le loquet de sa porte, il entendait la voix railleuse du Corsaire : « Minuit ! Le philosophe fait pour la dixième fois de la journée son tour de promenade ! » et il lui semblait que le monde entier s’opposât à ce qu’il sortît, ou l’attendait pour le lapider de brocards. Le veilleur de nuit du quartier était son ami ; mais il lisait le Corsaire, et Kirkegaard remarquait dans son regard une nuance de pitié. Oh ! certes, Sören Kirkegaard n’avait qu’un mot à dire, et le veilleur de nuit irait rosser Goldsmith. Mais il faut être tombé bien bas pour éveiller la compassion d’un veilleur de nuit. Le marchand de bière d’en face était aussi son ami. Du temps que le Corsaire lui promettait l’immortalité, le marchand de bière n’ouvrait point le Corsaire. Mais, depuis les caricatures, il ne le salue plus qu’avec peine. « Autrefois, quels plis heureux dans son visage quand il me saluait. Maintenant son mouvement de bras devient plus lourd et plus lent. » Et il arriva un jour où le marchand de bière garda son chapeau sur sa tête. Ce fut la fin de tout. Sa raison vacilla. « Je ne peux plus être simple avec les simples ! » Un journal publiait depuis longtemps déjà un interminable roman. Le Magister fou : il se crut visé. Dans une pièce de Heiberg, on eut même l’audace de crier sur le théâtre : Hurrah pour Sören !

Il se vengera par le rire ; le rire est « sa force de police ! » Il léguera son pantalon à l’Etat, car il n’en changera pas : c’est la seule chose de lui que les hommes peuvent comprendre.