Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/699

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il soit, plus que nos classiques, sensible au son des mots et à la musique que fait leur savante combinaison. Mais je crois qu’il faut limiter là le romantisme de cet écrivain.


N’est-il pas significatif déjà que, dans la liste de ces livres aux marges desquels il a écrit ses contes, on ne trouve aucun des héros de 1830 ? Nous passons de la Nouvelle Héloïse à l’Abbesse de Jouarre, de Rousseau à M. Renan. Le petit conte relatif à M. Renan, l’auteur de la Vieillesse d’Hélène l’a emprunté au premier tome des Impressions de théâtre. On le connaissait ; on est ravi de le relire ; et puis on peut conjecturer qu’en le plaçant ici M. Jules Lemaître a voulu marquer son intention de franchir tout le romantisme d’une traite. Il ne s’y arrête pas. Le méprise-t-il ? Du moins, il n’en fait point usage, quant à lui. Ses contes en marge des vieux livres, c’est en quelque façon l’essai de lui-même au contact de la littérature. L’essai révèle et des analogies et des différences. Mais, entre les romantiques et lui, sans doute n’a-t-il pas senti le contact ; et il les a négligés, n’ayant rien à leur demander.

Les romantiques sont beaucoup plus loin de lui que l’Iliade ou l’Odyssée. Avec Homère, il s’entend à merveille. Avec Hélène et Pénélope, avec Nausicaa et Briséis, il est en familiarité. Certes, il leur prête des âmes plus nuancées que les âmes des temps épiques ; mais il le fait avec tant d’habileté, il ménage si bien la transition des âges que la pensée nouvelle n’offense pas la pensée ancienne. Puis, cet Homère un peu gai qu’il nous présente, c’est véritablement Homère, poète amusant, non pas le prophète que divers théoriciens et absurdes exégètes ont fomenté. Quelle justesse de l’intelligence, dans ces portraits littéraires que sont les contes de la Vieillesse d’Hélène ! Il y a là un Corneille, un Molière, un Racine, un La Fontaine et un Bossuet dignes des Contemporains et des Impressions de théâtre : un Corneille devenu le vieux poète mécontent et que la renommée de M. Racine tracasse ; un Jean Racine déjà pieux, facile encore à l’attendrissement et qui, aux répétitions d’Esther, étanche de son mouchoir les yeux si beaux des jeunes comédiennes ; un douloureux Molière et qui a, dans les succès du théâtre, les revanches de son infortune ; un délicieux La Fontaine, le plus délicieux de tous, par l’ingénuité, le péché, la douceur et par une certaine abjection que relève le simple repentir ; un Bossuet fort déconcerté qui a traduit en vers le Cantique des Cantiques et qui voit, un gamin de neveu aidant, les voluptés du « saint amour » passer à des voluptés laïques. Un peu plus tard, après les contes de Perrault et après Gil Blas, voici la Nouvelle Héloïse.