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d’être fidèle. Toutes les fois que vous m’avez cité une pensée d’Horace, ou bien vous m’avez estropié le vers, ou vous vous êtes trompé sur le sens... Je blâme ceux qui font parade d’érudition : mais surtout ils sont archi-condamnables s’ils ne sont pas exacts, et encore plus s’ils se trompent dans le sens de l’auteur qu’ils citent, ou s’ils lui font commettre des fautes de grammaire. Vous avez fait cela, dans une lettre que vous m’avez écrite l’année passée, et vous ne sauriez croire combien cela m’a déplu. Citez bien, mon cher ami, ou ne citez jamais ; et surtout gardez-vous de faire des vers français, car vous vous donnez là un ridicule ineffaçable vis-à-vis de la personne à laquelle vous les adressez ! Je suis sûr que les vers que vous avez envoyés au prince Kaunitz vous ont fait tort. Souvenez-vous d’Horace : il ne faut pas faire de vers invita Minerva !


Une autre fois encore, Casanova invite son correspondant à « ne plus l’honorer par des épithètes extraordinaires. » Il est las de s’entendre qualifier de « très vénérable, » comme s’il était un vieillard décrépit. Sans compter que le pauvre Opiz, dans la témérité de son style français, s’est permis de lui appliquer le mot d’ « individu ! » « Croyez, monsieur Opiz, que de vous je prends tout en bonne part ; mais si quelqu’un m’appelait : individu, excepté par plaisanterie, je lui donnerais une rude leçon. » Et rien de tout cela ne réussit à ébranler la prodigieuse longanimité de l’inspecteur de finances, — jusqu’au jour où une crise, un renversement à peine croyable, se produit soudain dans les rapports des deux correspondans.


Car le fait est que Casanova, satisfait d’avoir pu enfin « libérer son cœur, » dans ces lettres dont chacune lui valait de chauds remerciemens, se met tout d’un coup à traiter son « cher ami » Opiz avec une douceur merveilleuse. Il l’interroge aimablement sur des questions de mathématiques, lui adresse de gracieux souhaits de nouvelle année, le supplie de ne pas hésiter à se servir de lui en toute occasion. Impossible d’imaginer changement plus complet, — ni plus inattendu. Et voilà que, dès ce moment, l’inspecteur de finances à son tour devient furieux, s’acharnant désormais à fouler sous ses pieds celui qu’il n’appelle plus que « monsieur » tout court ! Bien loin d’agréer les offres conciliantes de son « très vénérable » ami de naguère, il l’accable de lettres d’une longueur démesurée où il lui reproche amèrement jusqu’à ses moindres travers. Se rappelant son ancienne classification des « physionomies, » il dessine un sévère portrait de Casanova, dont le caractère se résume pour lui en « un chaos moral. » Il fait plus : le 9 février 1794, il envoie à son correspondant une façon de réquisitoire d’allures juridiques, où il reprend l’une après l’autre toutes les lettres