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ne s’explique facilement sans capitulation de la part de Charlotte. Nous avons dit que la question fut vers 1875 à l’ordre du jour chez nos voisins de l’Est et que la vertu de la baronne, fort contestée à cette époque, fut défendue avec âpreté et, selon notre avis, avec succès par l’érudit Duentzer. Il semble qu’aujourd’hui cette controverse n’ait plus le don de passionner la critique gœthéenne. Bien mieux, l’adversaire le plus décidé de Mme de Stein sur le terrain de son influence intellectuelle, celui dont l’assaut sans quartier nous a, pour une part, amené à l’étude que nous poursuivons en ce moment, le professeur Eduard Engel, si empressé à sacrifier la vertu de Frédérique Brion, proclame que celle de la baronne est vraisemblablement demeurée intacte, au sens matériel de ce mot vertu tout au moins. Charlotte, explique-t-il, était trop froide, trop calculatrice pour s’abandonner jamais sans réserve entre les bras de son ami. Maint passage des dernières lettres qu’ils échangèrent avant leur rupture définitive, implique qu’elle n’avait pas cédé dans le passé, si nous en croyons le professeur berlinois. Il ajoute que Charlotte n’aurait jamais eu l’audace d’accabler Christiane Vulpius, la maîtresse de Goethe, de son mépris insultant jusqu’au point où elle l’a osé par la suite, si elle avait eu la même faiblesse que la fleuriste à se reprocher. En outre, Goethe, homme d’honneur, parait avoir toujours reculé devant l’adultère au cours de sa vie amoureuse : il n’aurait pas trompé Josias de Stein en continuant de l’appeler son ami. Enfin nous avons sur la résistance de Charlotte le témoignage de Schiller lors de son arrivée à Weimar, pendant le voyage de Gœthe en Italie. Il constata que, selon l’unanime opinion de la petite cour, la liaison du ministre avec Mme de Stein était demeurée purement platonique, une école de réciproque perfectionnement moral.

Interrogeons encore quelques récens historiens de solide autorité. M. Bode, qui vient d’écrire une vie de Charlotte, nous répondra que sa sympathie, son respect pour elle n’ont fait que s’accroître à mesure qu’il l’étudiait de plus près. Elle n’a véritablement eu d’ennemis qu’après sa mort, écrit-il dans une remarque topique. Bielschowsky, le plus lu des biographes de Gœthe, est également pour l’amour pur. Notre compatriote M. Loiseau ne l’est pas moins dans sa considérable étude[1]. Il

  1. L’Évolution morale de Gœthe. Alcan, 1911.