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messages, courir pour elle au port, et en revenir aussitôt, avec le renseignement opportun, lui vendre le lait du pasteur, les œufs et la poule du villageois ?


V. — LA VENUE DES EUROPÉENS

Cette persistance des plus pauvres et des plus riches sauve la cité de l’anéantissement. Tombouctou fut sauvegardé par le besoin du sel. Et comme les traitans du Sénégal ne purent, de longtemps, faire parvenir les objets européens dans la région du Niger, seuls les marchands du Maroc importaient les armes à feu, la poudre, les balles, les corans, les étoffes, les miroirs, les ustensiles de métal, les perles de verre, les filigranes et les parfums. De plus en plus, ceux de Marrakech et de Fez eurent des frères, des fils installés à Tombouctou pour la vente de ces choses, pour l’achat des esclaves, des plumes, de l’or.

Ces familles de négocians marocains subsistent toujours. On s’adresse à elles pour accomplir, sous leur sauvegarde, le voyage encore périlleux du Sahara. Car ces familles restent alliées à d’autres qui dominent dans les oasis, au Sud de Marrakech, et qui permettent ou non l’accès du Maroc.

Alliances fragiles du reste. Il arrive que le vieil homme chauve et aquilin, à longue barbiche blanche, vous avertisse qu’il ne peut, cette année, vous prendre dans sa caravane. Ses fils et son frère viennent d’être tués, au Tafilalet, par un clan ami. Simple bagarre. Aussi votre interlocuteur n’amènerait là-bas, croit-il, en souriant, que les corps des Européens, sans les têtes. Son extrême courtoisie vous invite cependant au seuil égyptien d’une épaisse maison grise et oblique. Une petite fenêtre en bois découpé selon les modèles des arabesques fait saillie au-dessus de la porte lourde à têtes de clous et à verrouils. Par le dédale de couloirs étroits et bas, par une série de marches réunissant les niveaux différens des pièces, l’hôte vous guide incliné dans ses robes, soucieux de vous éviter le heurt du front contre une poutre de linteau. Enchanté, semble-t-il, de vous amener en une salle exiguë à trois faces, ouverte sur la cour d’argile blonde, il présente l’un de ses frères. Ce vieillard maigre, on l’a vu peint sur les antiques miniatures persanes des musées, avec l’étiquette certifiant le portrait d’un derviche. Des nègres apportent un fauteuil en X, des coussins de cuir pourpre, le plateau de cuivre