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Vers le postulat métaphysique qui fait l’objet du livre Art poétique, Connaissance du Temps, je ne suivrai pas M. Claudel. Je pense qu’on n’a de clarté dans ce livre ardu que si on connaît préalablement la philosophie scolastique de saint Thomas d’Aquin sur laquelle il me paraît qu’il s’appuie. Mais je sais que, de ce livre et de ce qui en a passé dans les autres, il reste dans l’esprit cette figure admirable qu’il a tenté de susciter, d’un univers parfait et clos, d’un domaine « fini, » si immense soit-il, dont Dieu est le centre ; d’une géométrie en mouvement dans l’espace et dans la durée, à quoi la divinité sereine et juste communique son ineffable paix ; un monde, comme des théologiens l’ont vu, sans brèche ni lacune, le cycle ininterrompu des élémens que Dieu sait dénombrer et dont il attend vers lui à l’heure certaine le retour. Ainsi la vie de l’univers apparaît comme un délice inépuisable, et notre place dans son mouvement comme un chiffre parfait. Là est la contribution du poète au catholicisme : il en fait le centre de la joie. À l’immense révolte de la vie ne suffit pas une terne croyance. Mais la contemplation d’une beauté supérieure, et notre intime possession de cette beauté développent dans l’âme d’infinies ressources de contentement. Par là encore, l’œuvre de M. Claudel, dans ses pages les plus religieuses, n’irrite point un esprit incroyant ; car quelles défenses avons-nous contre l’attrait de la beauté et les propositions de la béatitude ?


M. Paul Claudel n’a probablement donné encore qu’une partie de l’œuvre qu’il peut faire. Dans quelle direction l’accomplira-t-il ? Il est assez possible de prévoir qu’il accentuera les deux tendances les plus fortes de son talent : que, d’une part, il se livrera au démon poétique le plus spéculatif, et que, d’autre part, instruit des moyens propres au théâtre par une première expérience, il écrira des drames de plus en plus proches de la réalité, et de plus en plus scéniques. En attendant, il faut souhaiter que quelqu’un de nos théâtres continue à jouer de temps à autre cette Annonce qui a déjà fait ses preuves, et monte ces pièces si curieuses et d’une si haute tenue qui s’appellent l’Otage, l’Échange, Tête d’Or et Partage de Midi.


E. SAINTE-MARIE PERRIN.