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de préférence à toutes les autres œuvres, il a toujours recherché celles des débuts de Velazquez, celles qui ont entre toutes le caractère d’ « études ; » et c’est ainsi que, pour connaître les origines de son talent et la période des bodegones, ce n’est plus aujourd’hui à Séville ni à Madrid, mais a Londres qu’il faut aller.

Bodegon, de bodega (boutique, cabaret) est le nom donné en Espagne à une catégorie de tableaux comprenant à la fois ce que nous entendons par la « nature morte » et la peinture de mœurs. Les sujets en sont empruntés à la vie populaire. Le genre, inauguré avec éclat par Caravage, avait fait sur-le-champ le tour des ateliers. Ce fut un événement dans l’art européen : après la convention mondaine du XVIe siècle, celle-là paraissait un retour à la vérité. A Naples, un Ribera est le grand champion de Caravage. La nouvelle en parvint aussitôt à Séville. Il y a, aux Grafton galleries, un immense « Pacheco, » un Pugilat sur le champ de foire, flanqué de deux grands « Herrera » (la Scène de Vendanges est superbe), dont on voudrait la preuve qu’ils sont réellement des deux maîtres de Velazquez : l’histoire de leur commun élève s’en trouverait fort éclaircie. Mais le fait est que ce style brutal de Caravage ne se trouvait nulle part chez lui comme en Espagne. Sa formule répondait à des instincts profonds, à un besoin vital du génie de la race. Elle rallie instantanément ce qu’il y a en lui d’irrégulier, de réfractaire aux bienséances classiques. Ce réalisme procède au fond d’un même mouvement que le délire d’un Greco : si différens qu’ils apparaissent, il faut y reconnaître un même soulèvement contre la Renaissance, un même sursaut contre l’humanisme. Ce que le « Grec » de Tolède, déraisonnable et dramatique, s’opiniâtre à obtenir d’un art exténué et ascétique, en meurtrissant la forme, en mortifiant le ton, comme par une succession de spasmes, c’est aussi bien l’objet du jeune Velazquez lorsque, dès l’atelier de son maître Pacheco, il se met au régime de la nature morte, et se jure de ne rien dire qui dépasse la réalité et ne soit vérifié et comme calqué sur elle. Tous deux abjurent les rhétoriques étrangères, et se proposent de rentrer dans la vérité espagnole.

Dans cette merveilleuse Célestine de Rojas, il y a un endroit où le héros Calixte, dans le langage métaphorique des amoureux du temps, pour exprimer sa hâte d’un rendez-vous nocturne, se lance dans un « phébus » sur le coucher du soleil.