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C’est le système le plus imprudent : on en sort harassé. Mais je ne veux ici insister que sur la méthode, sur ce qu’il y a de volontaire dans ce qu’on a appelé la « folie » de l’artiste. Tout n’est pas faux dans les légendes. On connaît celle d’un Greco, qui, dépité de la gloire de peindre comme Titien, s’évertue rageusement à différer de lui. Ôtez de l’explication ce qu’elle a d’enfantin : c’est la règle de tout grand artiste. La condition de son existence, c’est d’arriver à faire autrement que ses maîtres. Racine a voulu faire autrement que Corneille, Praxitèle autrement que Phidias, Greco que les Italiens. A quel point il s’était assimilé leur art, c’est ce que prouve le nombre de ses toiles qui passaient sous leur nom : il a fallu, pour ainsi dire, retirer sa jeunesse par morceaux de dessous la masse des Véronèse, des Tintoret. M. Emile Bertaux ne retrouvait-il pas l’autre jour, au musée Jacquemart-André, un Greco méconnu dans un tableau de ce dernier ? Lorsque, dans les Marchands de la galerie Yarborough, l’artiste rassemble à l’angle de la scène Titien, Michel-Ange, Raphaël et Clovio, c’est pour les prendre, en quelque sorte, comme témoins et comme juges. L’instant est solennel. C’est le moment où l’élève quitte les bancs de l’école et prend congé de ses maîtres.

Il faudrait montrer en détail comment le jeune homme se libère, se dégage de l’italianisme. Rien ne vaudrait pour cela la comparaison attentive des exemplaires des Vendeurs. De l’un à l’autre, on verrait s’effacer le décor, l’action gagner en importance ; les personnages grandissent au milieu des architectures subitement diminuées ; la mise en scène pompeuse, le luxe de la Renaissance, colonnades, portiques, statues, cèdent la place au drame. En même temps, la couleur s’exaspère et s’irrite. L’harmonie fastueuse, la tonalité sourde des plus anciens tableaux, se change en une sonorité plus aiguë et plus fine. Le timbre n’est plus d’or, mais d’argent. Le vermillon passe au grenat. Un acide, un principe froid, une dominante de bleu vif se répand à travers la toile, qui tressaille fouettée, cinglée de lanières d’azur. On dirait un jour de bise sur la lagune, lorsque la mer crispée se hérisse sous un ciel pur.

Cette volonté de secouer le joug et de faire du nouveau, voilà ce que Greco apportait en Espagne. C’était la première fois que le cas se présentait : les artistes du pays ne se piquaient que d’imiter, et le meilleur était celui qui y réussissait le mieux.