Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/771

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

catastrophe. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que Labouchere, comme beaucoup de ses compatriotes, ne connaissait de la France que la vie nocturne, les petits théâtres et les restaurans du boulevard. Les tendances antinapoléoniennes, qui prévalaient dans les bureaux du Daily News, n’étaient, au fond, que des tendances antifrançaises. Pendant que M. Archibald Forbes, l’autre correspondant du journal, datait de Versailles des chroniques pénétrées d’une dévote admiration pour l’Allemagne, Labouchere raillait sans pitié les pauvres Parisiens dont il partagea les privations, mais non les émotions.

Un peuple de voluptueux et de bureaucrates se réveillant en plein cataclysme et essayant de se déguiser en soldats ; des bourgeois mourant de peur aux premiers sons du bombardement, qui s’enferment dans leurs caves et capitonnent leurs fenêtres avec des matelas : voilà ce qu’a vu du siège le spirituel journaliste, que son esprit a, cette fois, bien mal servi. On cherchera dans ses pages la douloureuse tragédie qui devrait y être ; on y trouvera, avec d’ingénieuses dissertations sur la valeur gastronomique de l’âne et du rat, le siège de Paris traité à peu près comme un livret d’opérette, d’après les procédés alors en vogue, sur la musique du canon prussien.

Quelques années après, Labouchere revendait sa part de propriété du Daily News avec 1 200 000 francs de bénéfice. Il put, sans difficulté, réaliser le rêve de tout journaliste, qui est de se mettre dans ses meubles, de créer un journal à son image et à sa ressemblance.

Truth fut Labouchere lui-même, changé en une feuille hebdomadaire de seize pages. M. Algar Thorold, le biographe d’Henry Labouchere, a donné place dans son livre à un chapitre où M. R. A. Bennett a raconté, avec un brio digne de Labouchere lui-même, la naissance et les premières années de ce journal.

Truth marque une date dans l’histoire de la presse anglaise aussi bien que dans la vie de son fondateur. Jusqu’en 1870, le journal anglais ne se déride jamais ou, s’il se déride, c’est pour tomber, avec le Punch et les autres feuilles du même genre, dans la charge à outrance. Dans ces journaux comiques, l’écrivain n’était que l’humble commentateur de l’artiste. Vanity fair et le World inaugurèrent en Angleterre un nouveau genre, semblable, en beaucoup de points, à celui qui avait fait, chez