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La nature lui est une étrangère, oui, à moins que ne s’y promène la bien-aimée, et que le même doux soir ne tombe sur le tranquille paysage et sur le visage d’elle, et à moins que le même frisson ne touche à la fois, dans la fraîcheur du crépuscule, les feuilles et les cœurs. Alors, s’il n’est pas laissé seul avec la nature, elle lui devient le temple de l’idole, temple tout parfumé de l’encens qu’il brûle en l’honneur de l’idole et temple voluptueux de la présence de l’idole. Comme pour le poète de la Maison du Berger, la nature se transforme ainsi et se transfigure :


La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant.


Mais, philosophe, qui a lu Chamfort et devine Schopenhauer, Vigny possède un système de la nature et une théorie de l’amour. L’idée modifie le sentiment ; elle lui donne plus de grandeur, une beauté plus pathétique. M. André Rivoire, qui ne veut rien ajouter à l’amour et au sentiment de l’amour, ne diminue-t-il pas de cette façon la valeur, et même sentimentale, de son poème ? Je le crois. Cependant il y a, dans ce refus de mêler à l’amour aucun souci d’une autre sorte, fût-ce l’idée métaphysique de l’amour, un charme délicieux. Il préserve l’amour d’une atteinte quelconque, et fût-ce la plus chaste, celle d’une idée ; avec l’amour, il s’enferme : et l’enchantement est pareil à celui de Viviane.

Ce poète de l’amour ne ressemble pas à don Juan. Ses conquêtes ne sont pas une joie d’orgueil. Il a vécu « pour les seules ivresses d’un crédule désir. » Il n’a point cherché, avec une sorte de furie industrieuse, la perle de son cœur ; il avoue qu’il a trop souvent adoré « celles que ses caresses ne devaient pas choisir. » n n’est pas cruel ; et ses victimes, s’il les plaint, c’est qu’il les aime encore : il veillait à leur bonheur ; elles n’ont enfin dédaigné que sa constance. Il n’a pas de rancune contre elles ; et, sur « le chemin de l’oubli, » puni d’avance, il leur pardonne. Un tel amour n’est pas une passion désordonnée, farouche, une passion secouée de sanglots et qui s’exhale en cris retentissans. On ne voit pas que la jalousie le tourmente. On ne le voit ni affolé, ni martyrisé. Cet amoureux ne ressemble pas à don Juan, ni à Tristan non plus, et ni à Des Grieux. Une femme ne l’a pas un jour séduit tellement que nulle femme désormais ne compte pour lui. Et il n’apparaît pas comme un débauché. Son amour ne l’avilit pas. S’il a changé d’objet, du moins donnait-il « chaque fois tout son cœur. » Un tel amour, nous l’appellerons la tendresse, ou l’amour de la tendresse.