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indocile et indifférent même à toute influence. D’autre part, il suffit d’avoir lu quelques pages de lui pour ne douter point de sa vive sensibilité. Ainsi, son immunité le caractérise ; elle est volontaire et elle a toutes les grâces d’une aubaine. Hugo lui-même, qui imposa si formidablement son génie, accueillit, durant le très long cours de sa destinée, et les opinions et les idées qui survenaient, et plusieurs inventions poétiques : on a remarqué, dans son œuvre immense, l’impression qu’il avait reçue de Baudelaire, et des Parnassiens, et de Paul Verlaine, et des tout premiers Décadens peut-être. A l’écart des vacarmes, des engouemens et des modes, satisfait d’une musique délicate et ne souhaitant pas d’éveiller tous les échos autour de lui, M. André Rivoire a de très bonne heure choisi sa poésie préférée ; il lui a prodigué les soins les plus constans et peu à peu il l’a menée à sa perfection.

Il y a, dans l’un de ses recueils, un poème où il vante la joie des âmes frivoles qui s’éparpillent légèrement et qui n’ont pas leur rêve pour seul et perpétuel compagnon ; puis il plaint sa captivité :


Je n’ai pas vécu de journée
Depuis mon enfance, jamais,
Sans l’avoir humblement donnée
Toute à la femme que j’aimais.

Je n’ai vu le monde qu’à peine ;
J’ai vécu, — tristesse ou bonheur, —
Toute ma part de vie humaine
Sans pouvoir sortir de mon cœur.

J’ai dédaigné les paysages,
Les bois, les fleuves et les ciels.
Je n’ai connu que les visages
Et les yeux confidentiels.


Pouvait-il mieux et plus intimement expliquer son aventure littéraire ? et, l’indifférence que je lui attribuais, la justifier ? L’isolement où il se confinait risquait de lui être périlleux : que de trésors il faut posséder pour éconduire tous les dons et les complaisances des heures ! Mais, on le voit, cet isolement est celui de l’amour ; et cet isolement convenait au poète qui ne voulait pas d’autre poésie que celle de l’amour. Le reste ne lui est de rien, et pas même les paysages, pas même la nature, amie des poètes, généralement, et une étrangère pour lui. Que lui importent les bois, les fleuves et les ciels ? A plus forte raison, que lui importent les doctrines des penseurs et les bisbilles de tous les esthéticiens ?