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sincèrement progressives. Il me fut bien impossible, en cherchant à représenter un type d’ouvrier aussi avancé que notre temps le comporte, de ne pas lui donner des idées sur la société présente et des aspirations vers la société future. Cependant on cria, dans certaines classes, à l’impossible, à l’exagération, on m’accusa de flatter le peuple, de vouloir l’embellir. Eh ! bien, pourquoi non ? Pourquoi, en supposant que mon type fût trop idéalisé, n’aurais-je eu le droit de faire pour les hommes du peuple ce qu’on m’avait permis de faire pour ceux des autres classes ? Pourquoi n’aurais-je pas tracé un portrait, le plus agréable et le plus sérieux possible, pour que tous les ouvriers intelligens et bons eussent le désir de lui ressembler ? Depuis quand le roman est-il forcément la peinture de ce qui est, la dure et froide réalité des hommes et des choses contemporaines ?


Et voici le fond même de la « doctrine : »


L’industrie déploie en vain des forces miraculeuses ; elle suscite des besoins qu’elle ne peut satisfaire, elle prodigue des jouissances auxquelles la famille humaine ne participe qu’en s’imposant, sur d’autres points, des privations jusqu’alors inconnues. On crée partout le travail, et partout la misère augmente. Il semble qu’on soit en droit de regretter la féodalité, qui nourrissait l’esclave sans l’épuiser, et qui, le sauvant des tourmens d’une vaine espérance, le mettait du moins à l’abri du désespoir et du suicide.


Tout cela est peu original ; c’est venu à George Sand du XVIIIe siècle, de Jean-Jacques Rousseau sûrement, et peut-être de Linguet, par Pierre Leroux. Et tout cela, par momens, poussé jusqu’où le pousse le roman, parce que c’est un roman et pour rester un roman, est absurde. « Votre Pierre Huguenin est un fou ! » prononce l’un des personnages, et le lecteur est vraiment tenté de souscrire à ce jugement. Le bel ouvrier, le pâle et fatal Amaury, et la jeune marquise, plus folle encore, qui lui saute au cou, un soir de lune, et leurs amours noyées dans un flot de tirades, n’est-ce pas comme Julie et Saint-Preux descendus d’un étage ? Mais ils ne pouvaient pas descendre sans mettre la maison à l’envers, sans en ébranler les fondations : digne suite et digne fin de Jean-Jacques, le roman socialiste nous jette en plein romantisme social.

Dans quel délire les Mystères de Paris plongent les foules qui les dévorent, nous avons peine à nous le figurer maintenant. « Des ouvriers se réunissent pour écrire à Eugène Sue une lettre où ils lui attribuent une mission évangélique et le comparent à Jésus-Christ. » George Sand, tout à l’heure, laissait échapper un mot terrible, « le suicide. » Il est alors, en cette espèce de neurasthénie qui s’empare de toute une classe