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que les Français emportaient et tout ce qu’ils avaient apportés… Mais les souffrances de l’homme dépassent toute imagination et ne laissent, même à l’égard du plus féroce ennemi, de place que pour la pitié. Les hommes les plus irréligieux sont frappés de cette épouvantable catastrophe à la suite d’une guerre qui a pris plaisir à faire des plus révoltans sacrifices un chapitre de sa tactique, et pour moi je crois que jamais Dieu n’a dit d’une voix plus haute et plus distincte : « C’est moi ! » Mais jamais non plus Napoléon n’a dit, comme le prétend Joseph de Maistre, après son passage de la Bérésina en faisant allusion aux soldats qu’il laissait derrière lui : « Que m’importent ces crapauds ? Qu’ils se tirent d’affaire comme ils le pourront ! »

Le célèbre écrivain a été plus juste pour les Français : « Ils ont fait, a-t-il dit, les plus grands et les derniers efforts de bravoure et de patience ; ils ne se sont jamais révoltés (chose incroyable ! ) ; mais que peut l’homme contre le feu, la faim et le froid réunis ? Il a fallu rendre les armes et périr par milliers. Ceux qui ont vu le spectacle de près ne savent comment s’exprimer… Qu’on imagine un désert où l’on ne voit que de la neige, des corbeaux, des loups, des cadavres… voilà la scène depuis Moscou jusqu’à la frontière, et l’humanité n’y peut rien. » Napoléon avait dit d’Alexandre : « C’est un enfant. Je le ferai pleurer en larmes de sang. » Et par un brusque retour des choses, « c’est lui qui a pleuré en larmes de sang congelé, mais qui l’aurait dit ? » Le comte de Maistre se demande alors ce que vont faire les Puissances. Que fera l’Autriche ? L’Empereur sera-t-il père ou souverain ? Que feront les Français ? « Je vois un parti républicain qui n’est pas mort ; un parti constitutionnel de quelques ambitieux, qui s’empareront du poupon pour régner par une Régence, un parti royaliste, etc. Que fera l’Angleterre ? Que fera l’Espagne ? Il serait téméraire de prophétiser sur des événemens qui seront décidés par tant d’intérêts et de passions combinées et mises en jeu. »

Et cependant celui qui aimait tant à faire le prophète ne peut s’empêcher de prédire le rétablissement des Bourbons en France comme en Espagne, ainsi que le retour du Pape à Rome. Il s’imagine qu’en arrachant aux Français de grandes possessions, on ne les privera pas d’une grande augmentation de territoire. Le ministre sarde ne prévoyait point alors jusqu’où iraient les exigences des Alliés.