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éternelle animosité contre Bonaparte qu’il aurait voulu voir enlever par de hardis conspirateurs. En février 1804, il avoue que la machine avait été bien montée pour cela, « qu’une indiscrétion d’un jacobin l’a empêchée de fonctionner utilement et qu’il est inconsolable du coup manqué. » S’il admet une conspiration contre Bonaparte, quitte à ce qu’elle aboutisse même aux pires attentats, il se désole du meurtre de Vincennes et s’écrie que l’exécution de l’infortuné duc d’Enghien précipitera les événemens. « L’indignation est au comble en Russie. Les bonnes impératrices ont pleuré. » L’ambassadeur de France, le général Hédouville, est délaissé dans les salons du prince Beloscki. Le tsar a pris le deuil. Joseph de Maistre croit que Bonaparte sera le chef de la première dynastie de l’univers ou sera roué vif. Cependant, il incline plutôt pour la prédiction la plus flatteuse.

Mais, à son avis, la Révolution française est trop grande pour la tête d’un seul homme. Qu’à cela ne tienne ! Bonaparte aura une réponse facile : « La Révolution est arrivée à sa conclusion logique… Elle est finie… C’est moi qui suis la Révolution ! » Qui saura parler à cet homme ? Qui tentera des négociations utiles avec lui ? Ce n’est pas chose facile. « Bonaparte y conservera toute sa hauteur et toute sa prépondérance. Je ne vois pas un homme capable d’enfoncer son chapeau et de parler sur le ton convenable. Les Puissances même doutent encore d’elles-mêmes et n’en approchent qu’avec crainte… Je ne vois pas l’homme qui serait nécessaire pour renverser Napoléon. »

Le dépit de voir cet être extraordinaire dompter l’Europe et amener le Souverain-Pontife non seulement à signer le Concordat avec lui, mais consentir à venir en France pour le sacrer, lui arrache de véritables imprécations. Ce catholique ardent ose écrire : « Chaque fille de joie a son chapelet. » Il fait un jeu de mots grossier sur Pie VII et sur sa soutane devenue couleur pistache. « Cela se prononce « Pie se tache, dit-il. On se moque assez joliment du bonhomme qui, en effet, n’est que cela ! » L’auteur du célèbre ouvrage sur Le Pape oublie ses convictions et toutes les convenances quand il se laisse aller à dire : « Les forfaits d’un Alexandre VI sont moins révoltans que cette hideuse apostasie de son faible successeur… » Et dans un accès de rage, il s’écrie : « Je voudrais que le malheureux pontife s’en allât à Saint-Domingue pour sacrer Dessalines… Ce n’est plus qu’un Polichinelle sans conséquence ! »