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prêts à les reconnaître. Foule anxieuse, découronnée ! Et moi, pour les saluer, je n’ai pas besoin du ménétrier des campagnes vosgiennes, qui, dans la nuit de la Toussaint, salue des sons de son violon les âmes invisibles répandues dans l’espace. Une fois de plus j’ai reconnu avec émotion les dieux de mes aïeux. J’ai entendu leurs voix étouffées et timides. Un hymne se lève de mon cœur et se mêle au vent du crépuscule dans les arbres de la solitude.

Le soir tombe, les vais-je abandonner sur cette lande ? Je ne le peux pas, je ne le veux pas. Ce serait trop me diminuer, m’appauvrir. Et puis le roi des aulnes a la main sur mon âme, elle se déchirerait si je voulais la lui arracher.

Quand nos pères furent si grands, d’âme si forte, ils ne s’étaient pas détachés du vieux domaine sacré, ils y avaient seulement planté la croix. Ils n’avaient pas détourné leur imagination de la vieille prairie, et ils buvaient toujours à la source jaillissante. Ils avaient gardé leur âme forestière, lacustre, agricole ; seulement quelque martyr était installé auprès de la nymphe. Leur pensée, tout leur être était fondé sur la vie rurale : ils maintenaient leur confiance à la nature ; ils étaient accordés avec le rythme des saisons et des soins agricoles. Ils avaient protégé leur esprit, leur cœur, tout leur héritage moral, en le reliant à une plus vaste humanité. Leur âme catholicisée ne s’était pas faite indépendante du sol. Quand ils construisent l’église du village, ils glorifient les forêts où ils se rappellent avoir habité, et quand ils dressent la sombre voûte, ils nous penchent sur le monde profond du souvenir en même temps qu’ils nous élancent vers une destinée supérieure. Aussi bien les dieux ne les avaient pas abandonnés. Quelques-uns continuaient la lutte, ceux-là sans doute qui avaient été ulcérés par les brutalités et qui avaient gémi sous les coups. Ils s’obstinaient dans une résistance impossible. On a vu leurs tenans sur les bûchers jusqu’aux temps modernes. Mais le plus grand nombre s’accommoda des chapelles que les prêtres les plus sages érigeaient auprès des bois et des sources, sur les hauts lieux, aux carrefours. Que j’aime cette histoire racontée par Grégoire de Tours du grand étang où les paysans, chaque année, se réunissaient pour une fête de trois jours ! Contre cette pratique idolâtre, l’évêque usa tour à tour, vainement, de menaces et de prières, En désespoir de cause, il imagina de bâtir sur les bords une