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entre elles est nécessaire. Ici encore le dialogue est très impressionnant. Aude a-t-elle pu oublier ce que sa mère a été pour elle, tant de soins et de tendresse, et de souffrances supportées et de misères acceptées ? Oui, l’explication était nécessaire, car nous sommes convaincus que la mère coupable n’est du moins pas coupable d’assassinat. Mais il vaut tout de même mieux qu’elle nous le dise et nous voulons en avoir d’elle l’assurance. C’est un soulagement pour nous de savoir qu’elle a tout ignoré. Il lui reste à apprendre ce que l’impitoyable Aude va lui révéler : que Pierre Dagon est l’amant d’Hélissent.

En s’approchant de sa fille, la mère a aperçu, parmi les voiles de la justicière, un poignard, un bijou de poignard, un poignard de famille, car nous sommes en famille et il est impossible d’être davantage en famille. C’est un de ces poignards dont on se servait pour achever les gens et que, pour cette cause, on appelait une « miséricorde. » Aude, en s’en munissant, avait sûrement son intention. Et sa mère, en le lui dérobant, a la sienne…

Un homme apparaît : c’est Pierre Dagon. Les deux femmes l’interpellent avec vivacité. Alors il va tout dire, livrer tout son secret, le dernier mot de l’énigme, le fin du fin, comment le meurtre qu’il a commis est un meurtre amical, un assassinat bienfaisant, un crime par charité. Suivez bien sa démonstration. Son ami, M. de la Coldre, avait découvert qu’il était l’amant de Mme de la Coldre ; alors, ne voulant pas chicaner avec les fatalités de l’amour, et, d’autre part, ne pouvant plus supporter la vie, il a demandé à l’ami traître de lui rendre, en le tuant, un service d’ami : ce que l’autre a fait au moyen d’une piqûre. Pierre Dagon considère qu’il a agi tout à fait en galantuomo. Il est très content de lui : il est content à peu de frais. Car cet empoisonnement de complaisance pouvait être méritoire, s’il avait servi à séparer Pierre Dagon de sa maîtresse ; mais comme il a eu pour résultat l’union des amans, c’est tout au contraire le type, le modèle et le parangon de l’assassinat utile. C’est ici le point faible et le point très faible de la pièce de M. d’Annunzio.

La mère a été si peu convaincue par ce raisonnement artificieux, que c’est elle qui frappe Pierre Dagon et lui enfonce au cœur la « miséricorde » la mal nommée. Hélissent arrive au rendez-vous, trébuche sur le cadavre. « Qui a fait cela ? — Moi ! » répond sa belle-sœur. Cependant on entend l’orgue. C’est ce brave garçon d’Ivain qui, étranger à tout ce qui se passe dans sa tragique demeure, fait un peu de musique… Tel est cet amoncellement d’horreurs qui nous en laisse encore soupçonner d’autres. En effet, si la mère tue Pierre Dagon, c’est