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permises à une belle-sœur. Il est temps que ces manières-là finissent. Ainsi provoquée, Aude riposte avec usure : elle n’a plus recours aux allusions et mots à double entente ; elle lâche le paquet, tout le paquet. Son père a été empoisonné par Pierre Dagon ! Sa mère a été la maîtresse de Pierre Dagon avant de devenir sa femme ! Il y a mieux : Pierre Dagon est l’amant d’Hélissent ! Assassin de son ami, mari de la femme qu’il a rendue veuve par un crime, il vient de séduire la belle-fille ! Voilà ce qu’Aude a appris à n’en pouvoir douter, et voilà ce qu’on gagne à écouter aux portes. Cette dernière accusation éclate comme un coup de tonnerre dans ce ciel qui n’était pas serein. Cette terrible fille sait tout : elle rendrait des points aux plus fins limiers d’une police, — qui pourtant a retrouvé la Joconde ! Elle est Sherlock Holmes en jupons.

La scène attendue, la scène à faire, est celle qui va mettre en présence Aude et le second mari de sa mère. Aude a accepté de recevoir Pierre Dagon dans sa chambre, et je crois même qu’elle l’a demandé, sachant bien que cette entrevue est nécessaire et que nous ne pardonnerions pas à l’auteur de l’avoir « esquivée. » Elle sera d’ailleurs pour nous sans surprise : nous n’avons rien à y apprendre que nous ne sachions déjà. Car Pierre Dagon ne niera pas : il est dans un de ces mauvais eus qui ne sont pas niables. Mais l’auteur ne se soucie aucunement de provoquer l’intérêt de surprise, et on devine qu’il a pour l’attrait de curiosité au théâtre un beau dédain et une souveraine indifférence. Deux personnages sont aux prises ; ils ont quelque chose à se dire ; donc, qu’ils se le disent, longuement, abondamment, éloquemment ! Aude surtout ; car j’ai déjà indiqué que Pierre Dagon est un homme bien élevé et discret.

Troisième acte : une terrasse parmi les cyprès, sur un fond de soleil couchant. On dirait une fresque de Campo Santo. Cette pièce a été encadrée dans des décors harmonieusement adaptés, d’une tonalité très juste, d’une note d’art très délicate. Aude arrive drapée de blanc, pareille à une statue antique. C’étaient ces draperies blanches et c’étaient ces voiles aux plis retombans dont s’enveloppait la jeune fille antique pour faire des libations aux morts et des sacrifices aux mânes irrités. Tout ici est choisi à dessein et révèle tin sens caché : nous marchons dans la forêt des symboles. Et vous vous attendez à voir l’inéluctable Clariel… A défaut de la voir, nous l’entendons : elle s’en va, elle prend congé, elle s’éloigne, sa voix se perd : bon voyage !

Sur cette terrasse se rencontrent la mère et la fille. Une explication