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idées et concepts pour les y éprouver comme sur une pierre de touche ; de tout rapporter à la vie, critère irrécusable et suprême, est une démarche de l’esprit fort modeste. Médecins, moralistes, pédagogues sont des sages, quand ils s’y résignent, et ils le peuvent d’ailleurs sans en être humiliés. L’homme, en dépit qu’il en ait, est condamné à rester pragmatiste, — nom nouveau d’une très vieille chose, — et, de la manière que nous l’entendons, il l’a toujours été, il le sera toujours, il l’est naturellement comme il marche sur ses deux pieds et comme il respire, il l’est forcément parce qu’il ne peut échapper à cette double condition de son être, d’une part, la nécessité de vivre, de l’autre, les limites de son intelligence.

La tendance pragmatiste n’est qu’un des aspects du mouvement philosophique contemporain, bien loin qu’elle le constitue tout entier. On y voit encore comme une lassitude des doctrines qui, mettant du mécanisme et de la nécessité partout, nous enferment dans un déterminisme infranchissable, de la complaisance pour celles qui, trouvant au contraire du jeu et de la contingence en nous et hors de nous, soulèvent l’âme, lui donnent de l’air, des forces et des ailes. Une vie, moralement très élevée, vaut à nos yeux par elle-même et par les significations dont elle est chargée : celui qui, faisant le bien pour le bien, sent les raisons profondes auxquelles il obéit, tient l’étoffe même de son âme, beau fragment de réalité, d’où l’induction le conduit plus loin et plus haut. Bien des choses, qui semblaient abandonnées, reprennent faveur : nous y revenons par l’expérience complète du Moi, chose concrète et individuelle, enveloppée de chair et d’os, mais avant tout chose qui pense, res cogitans. Nous entendons la pensée, au sens le plus large et d’ailleurs assez cartésien du mot, qui embrasse toute la conscience, entendement analytique et raison synthétique, sentimens et volitions, conscience claire et aussi celle qui, ne l’étant pas, soutient et alimente l’autre, intuition et instinct, intuition surtout, la totalité de l’âme dans son plein jeu, sensible aux moindres indices, frissonnante aux moindres lueurs, merveilleux et indivisible bouillonnement de force cognitive. Ne dédaignons rien dans l’âme : elle est faculté de connaître par tous les points, modes et plans de son activité. Nous connaissons avec l’âme tout entière. C’est de là qu’il faut partir pour comprendre toutes les formes de l’effort humain vers la vérité, également légitimes et valables.