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soldat permissionnaire s’est attardé d’un jour, il se met au lit, et le médecin, personne n’échappant au mal dont nous parlons, lui trouvera quelque fièvre opportune. — Les agens de l’autorité racontent au besoin qu’on leur sait gré de n’ennuyer personne, et celui qui veut faire son devoir est aussitôt marqué pour le déplacement. — Il faut être étranger au pays, ou bien maladroit, ou n’avoir guère d’amis pour ne pas échapper aux conséquences d’une contravention, et tout le monde croit que, quand on est puissant, on n’en doit craindre aucune. — Un enfant de six ans vient d’être tué par un automobile, pauvre petit gardien de dindons, qui s’est laissé prendre en voulant sauver ses bêtes et qu’on a relevé dans la poussière, sa gaule encore à la main : le lendemain, la route est surveillée et on relève le numéro d’une superbe limousine passée comme une trombe. Mais les différens serviteurs de la loi ne tardent pas à reconnaître qu’un chronomètre de vingt francs est un instrument de précision insuffisante pour appuyer des poursuites contre un homme fort connu, qui demain peut-être sera ministre.

Voilà l’atmosphère ordinaire, peu satisfaisante. Elle se charge et devient plus nocive dans certaines périodes, où l’enfant apprend que des hommes, qu’il croyait les plus honnêtes du monde, sont d’affreux coquins et que vilenies, crimes, turpitudes sont choses courantes, périodes dites électorales, où, les mots ayant perdu leur sens ordinaire, le langage s’enfle, s’exaspère et se déchaîne. Notez que l’enfant n’a pas d’esprit critique pour se défendre. Tandis qu’à l’entrée de ses voies respiratoires d’ingénieuses dispositions anatomiques arrêtent les grosses poussières, il n’y a rien de pareil à l’entrée de son cerveau pour filtrer l’air de l’atmosphère morale. Tout passe et tout entre. L’atmosphère est mauvaise quand l’enfant y prend l’impression que personne n’obéit à la loi. Elle est bonne quand il reçoit l’impression contraire que presque tout le monde fait son devoir, quelques-uns davantage et même beaucoup plus. La société lui doit apparaître comme une forêt prospère, où la masse sombre des taillis s’élève avec ensemble autour des vieux chênes, qui pointent vers le ciel et entraînent dans leur élan les jeunes tiges gonflées de sève.