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qu’autrefois, quand il arrivait à un homme de tuer involontairement son semblable, il n’était pas rare que sa vie en reçût une ombre définitive de tristesse ; au lendemain du même accident, le chauffeur reprendrait le volant avec un entrain, où ils voient de l’emportement, de la sécheresse et de la dureté. Il n’est pas jusqu’à l’adaptation du crime moderne à l’automobile, où la violence et la férocité dans l’attaque et la résistance ne leur semblent préparées par l’habitude de la vitesse. Enfin, plaisamment, et pour conclure, ils nous avertissent que le disciple du maître de morale sera plus éducable, s’il marche à pied que s’il fait du cent à l’heure.

Le débat ne nous importe guère, parce que nous sommes des paysans auxquels l’automobile est encore interdit. Mais nous avons la route, qui passe devant la porte, ou le chemin pavé, qui la rejoint, le cheval demi-sang bien avoiné, la bicyclette, le chemin de fer, le tramway, l’autobus, des foires tous les jours, des fêtes chaque semaine. Nous quittons souvent la maison et à des allures rapides. De ce chef, il y a de l’emportement et de la dissipation parmi nous, que nos pères ne connaissaient pas. La facilité et la rapidité des déplacemens, la mobilité, la trépidation, la vitesse de la vie amènent de la surdité morale. Les enfans la ressentent d’autant plus vite que, comme dit Mme de Sévigné, « la jeunesse leur fait du bruit. » Voilà pourquoi le maître les trouve si souvent sourds à sa voix, alors qu’il veut le plus les émouvoir.

II est pour les paysans une autre cause plus redoutable d’emportement. Les déprimés et les vaincus acceptent facilement la leçon de morale, mais non pas les victorieux. Or l’ascension politique, sociale, économique des paysans est un vrai triomphe. Hier, au village, ils n’étaient rien, ils y sont tout aujourd’hui. Maîtres de la mairie, par elle du presbytère, de l’église, des cloches, ils sont reçus avec honneur par le préfet. Le député les vient voir et le plus sérieusement du monde se charge de leurs commissions. C’est une griserie. Ce qui les touche davantage, c’est qu’ils achètent la terre pour rien et qu’ils ont de l’argent plein les poches. Ils thésaurisent moins qu’autrefois, ce dont il faut les louer, et, selon leur propre expression, « ils veulent vivre. » Ce qu’ils entendent par-là, nous le savons par l’étude de leurs dépenses, où naïvement leur psychologie se déploie. Les deux chapitres principaux sont la toilette et la table, la table surtout, et celle-ci pour eux ne vaut que par la viande.