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Quand j’arrivais au catéchisme, mort de faim et de froid, il me faisait chauffer et manger. Je me souviens qu’il était malheureux de n’avoir pas de jardin. » Le conscrit s’appelait Avril, nom qu’il ne tirait ni de son père ni de sa mère, mais du matin de printemps où on l’avait ramassé, morceau de chair vagissante, roulé dans un vieux jupon. Enfant trouvé de l’hôpital voisin, il avait été loué dès l’âge de dix ans dans les métairies, aux places les plus dures, sans personne pour le défendre, et aux gages d’alors, soixante francs par an et une paire de souliers quand il fut de taille à porter le sac de blé. Et maintenant là-bas il mourait, et ses yeux, avant de s’éteindre, retrouvaient le seul rayon de lumière qu’il eût rencontré dans sa pauvre vie. De sa fortune, qui était de quelques louis, on acheta un bout de champ, et voilà comment, quand la loi de séparation attribua le presbytère à la Commune, il s’y trouva un jardin, dont j’étais seul à savoir la provenance, et dont personne n’est venu réclamer la dévolution.

Si profonde que soit la transformation de la vie rurale, le train ordinaire des choses y fait naître chaque jour les mêmes problèmes qu’autrefois, d’autant plus comparables qu’à la permanence du cadre s’ajoute la continuité familiale des personnages qui s’y meuvent. Voici deux fillettes de quinze ans, et, à un demi-siècle de distance, frappées par le même malheur, la mort prématurée de leur mère, elles doivent assumer la direction du ménage et la charge de frères tout petits : il nous importe beaucoup qu’elles soient dans la même maison, dans les mêmes conditions de travail et de fortune, se ressemblent par quelques traits du visage, et d’autres plus profonds de leur personnalité, comme il est naturel que la petite fille ressemble à sa grand’mère. La différence de leur conduite sera plus légitimement imputable à la différence de leur culture morale. L’observation prend ainsi la précision d’une expérience et donne à l’enquête une vraie valeur scientifique. Les résultats n’en sont pas favorables aux générations nouvelles.

Serrons de plus près la question et prenons une tranche de réalité vivante, la famille par exemple, en laissant de côté les devoirs des parens envers les enfans. La nature a soin de mettre dans nos entrailles la tendresse nécessaire au développement des jeunes qui en sont le fruit. Gestation, lactation, protection, amour, dévouement, sacrifice se suivent et s’enchaînent