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konak au gouverneur turc. L’amiral, ayant toujours à sa droite l’évêque du diocèse, gravit les degrés du perron. Un poste de soldats d’infanterie, baïonnette au canon, rend les honneurs. Nous entrons dans une salle éclairée par les verrières d’un large fenestrage où la lumière abonde. Au fond, un large bureau massif, carré, solidement établi. Je me souviens d’avoir vu jadis, en cet endroit, un étrange mufti, haut enturbanné, qui fumait un narghileh comme au temps où le Grand Turc n’avait d’autre souci que de guerroyer contre la République de Venise. A présent, je remarque, sur le mur même où s’adossait le sofa du mufti, un appareil téléphonique. Et juste à ce moment, on entend tinter la sonnerie du téléphone. La vibration stridente, trépidante insiste. Le capitaine de vaisseau Théodoraki, gouverneur de Chio, prend les récepteurs de nickel et répond brièvement à l’interlocuteur lointain.

Les autorités locales, présentées par le nouveau gouverneur, viennent saluer l’amiral. Voici d’abord le conseil municipal ou, comme on dit ici, la démogérontie. Les démogérontes sont presque tous chrétiens. Quelques-uns d’entre eux sont musulmans. A ceux-ci, peut-être inquiets, craintifs, redoutant on ne sait quelles représailles, l’amiral adresse des paroles rassurantes.

— Vous n’avez rien à craindre, leur dit-il. Les autorités helléniques ont apporté ici la civilisation et la paix. Vous avez exactement les mêmes droits que les autres citoyens. Travaillez en paix. Vos biens sont sous la protection de nos armes. Vous ne serez pas inquiétés dans l’exercice de votre religion.)

Ces paroles, prononcées en grec, sont parfaitement comprises par les démogérontes musulmans. Dans l’ile de Chio, comme en Crète, à Samos,.à Rhodes, à Mytilène, la plupart des Osmanlis savent le grec. Ceux que je vois ici ont de bonnes figures honnêtes et souriantes, de gros yeux placides, presque enfantins, une allure modeste et soumise, des gestes déférens et dignes, une tranquillité fataliste et résignée. Ils saluent à l’orientale, en faisant semblant de porter de la poussière à leur cœur, à leurs lèvres, à leur front. Leur costume n’est point pittoresque. Ces archontes mahométans sont, presque tous, redingotes de noir, à la mode des hommes d’Etat de la Jeune-Turquie. L’habitude du fez rouge est la seule concession qu’ils fassent encore à une couleur locale depuis longtemps abandonnée par leur tribu. Ah ! le mufti que j’ai vu dans ce même lieu, au temps