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Les colonnes byzantines que l’on a trouvées dans la ville, côte à côte avec les reliques des siècles classiques, attestent que le chef-lieu de l’île de Chio n’a point changé de place. Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette permanence qui a résisté à tant de métamorphoses…


Au sortir de cette méditation rétrospective et de ce retour presque filial vers les immortelles images du passé vivant, c’est une impression singulièrement plaisante, que de se trouver tout à coup transporté dans un salon, parmi des élégances toutes modernes, et de s’entretenir avec des personnes qui savent parler non seulement le plus pur français, mais aussi le plus authentique parisien. Le capitaine de vaisseau Théodoraki, gouverneur de Chio, habite, avec son aimable famille, une villa spacieuse, où l’air et la lumière entrent à flots par de larges fenêtres, ouvertes sur un paysage de terre ocrée, de pierres rousses, de mer bleue. C’est l’heure du thé. Mme Théodoraki reçoit ses invités sur une terrasse ornée de balustres, d’où l’on domine, comme du haut d’un belvédère, les faubourgs de la ville, les tours en ruines d’une ancienne citadelle italienne, fort ébréchée, et les horizons du golfe que limite, sur la côte d’Asie, l’antique décor où l’on voyait briller autrefois les marbres d’Erythrée et de Clazomènes. Cette jeune femme a deux enfans, deux garçonnets beaux comme le jour. Elle me dit leurs noms. Voici le plus petit, un étonnant bambin, qui n’est pas plus haut que les cnémides d’un Palikare, et qui déjà parle comme un disciple des orateurs de la Pnyx athénienne.

— Il s’appelle Nicolas, me dit sa mère. Nous l’appelons par abréviation Niki. Ce nom, qui veut dire en grec la Victoire, nous a sans doute porté bonheur…

L’aîné, un gentil adolescent au teint mat, aux yeux noirs, au maintien déjà grave et au front pensif, est venu me serrer la main avec une politesse de gentleman.

— Celui-ci, c’est Anastase, me dit la jeune mère, ingénument fière de ses deux enfans… Anastase, un singulier nom, n’est-ce pas ?

— Mais, madame, je vous assure…

— Je sais, je sais, les Parisiens sont très polis. Mais chez vous ces noms d’Anastase, d’Anastasie ne sont pas précisément