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s’entendre sur des négations que sur des affirmations. Ce que l’on peut dire à l’honneur de presque tous ces écrivains, c’est qu’ils ont très vivement, et parfois douloureusement, senti l’importance du problème. Dans son beau livre sur les Idées morales du temps présent, Edouard Rod, on s’en souvient, distinguait en négatifs et en positifs les esprits qui, il y a vingt ans, agissaient le plus fortement sur les consciences : et il constatait que les seconds étaient plus nombreux que les premiers, et que le courant positif tendait de plus en plus à l’emporter sur l’autre. L’observation était juste, et elle l’est devenue plus que jamais. Parmi les écrivains qui ont aujourd’hui, — ou qui devraient avoir, — entre cinquante-cinq et soixante-dix ans, — j’entends ceux qui comptent, et que je n’ai pas tous étudiés, — je n’en aperçois véritablement qu’un seul, qui puisse être décidément rangé parmi les négatifs, ou, si l’on préfère, parmi les purs amoralistes : c’est le plus âgé d’entre eux, précisément, c’est M. Anatole France. Mais les autres, tous les autres, même les plus libres ou les plus fantaisistes, ont su faire, suivant une belle parole de Brunetière, « la part sacrée de ce qu’il fallait détruire et de ce qu’il fallait savoir conserver à tout prix ; » ils n’ont pas jonglé avec les questions de morale ou de moralité ; et ils auraient pu dire avec le poète :


J’honore en secret la duègne
Que raillent tant de gens d’esprit,
La vertu…


Seulement, ils n’ont pas tous été d’accord sur la façon de la concevoir et sur la base à lui trouver. Les uns, un peu flottans, comme M. Jules Lemaître, ballottés d’un pôle à l’autre, sans grand luxe de théories, sans grand effort de spéculation, se sont contentés de « laïciser » à l’usage des « honnêtes gens » d’aujourd’hui les enseignemens les plus généraux de la morale chrétienne. Les autres, comme Edouard Rod, plus inquiets, plus ballottés encore, plus philosophes aussi, très frappés de l’inconsistance que présentent aux regards tous les essais de morale indépendante, embrassant d’ailleurs très exactement toutes les données du problème, semblaient, à chaque instant, sur le point de conclure que la seule solution satisfaisante en était dans le retour à la morale religieuse ; mais, la foi leur manquant, ils s’arrêtaient à un discret stoïcisme. Un autre encore,