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lieu sa présence à Versailles et la joie non dissimulée que manifestait la Reine lorsqu’elle l’y recevait. La nouvelle de son départ fit grand bruit ; on lui tendit des pièges pour l’obliger à trahir ce qu’on appelait entre intimes sa liaison amoureuse avec la Reine. La duchesse de Fitz James osa lui dire :

— Quoi ! monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête ?

Son sang-froid déjoua la perfidie de cette question.

— Si j’avais fait une conquête, répondit-il, je ne l’abandonnerais pas ; je pars libre et malheureusement sans laisser de regrets.

Par cette réponse et sans désavouer ses sentimens pour Marie-Antoinette, il affirmait qu’elle n’y avait pas répondu. Le comte de Creutz, qui nous donne ces détails, remarque justement qu’en s’éloignant, Fersen écartait tous les dangers et qu’il lui avait fallu une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. Néanmoins, la malveillance ne fut pas désarmée ; elle prit acte de la tristesse de la Reine à la veille de la séparation et des larmes qui montaient dans ses yeux lorsque, durant les derniers jours, elle regardait le voyageur.

Cette même malveillance se manifestera au retour de Fersen en 1783. A ce moment, il a pris du service dans l’armée française, sans cesser d’appartenir à l’armée suédoise. Son temps se partage entre la Suède et la France et, jusqu’en 1789, les séjours successifs qu’il fera à Paris le conduiront à Versailles et le rapprocheront de la Reine. C’est ainsi qu’il apprendra de plus en plus à la chérir autant qu’il l’admire et qu’il sera payé de retour, sans qu’on puisse saisir dans ce qui nous reste de ce roman d’amour la moindre preuve d’une défaillance propre à donner à l’aventure un dénouement vulgaire et coupable. La calomnie ne s’en est pas moins acharnée sur la Reine. Elle avait été déjà calomniée atrocement de son vivant par les pamphlets abominables qui se publiaient à Londres et dans lesquels on a vu de nos jours certains historiens puiser les élémens de leurs récits. Depuis sa mort, malgré son martyre et l’héroïsme de sa fin, l’œuvre de ses ennemis s’est continuée. Encore à l’heure où nous sommes, ses rapports avec Fersen enjolivés, dénaturés, travestis, tiennent plus de place qu’il ne conviendrait dans les accusations que quelques irréconciliables s’obstinent, au mépris de la vérité, à faire peser sur sa mémoire. Ils ne formulent rien de positif, parce qu’il n’y a rien de positif à formuler ; mais ils