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grand encore, peut-être, que celui de sa correspondance française avec Thoynard : mais combien celle-ci nous révèle mieux l’homme qu’il était, et combien nous le sentons plus profondément en communion intellectuelle avec l’érudit parisien et son entourage de savans abbés qu’avec le digne théologien remontrant d’Amsterdam !

Sans compter que lui-même, au moment où s’ouvre sa correspondance avec van Limborch, a peut-être un peu perdu de son entrain juvénile de naguère, comme aussi de cette curiosité universelle qui s’épanchait dans ses lettres à Thoynard. L’âge et la maladie l’ont sensiblement fatigué, en même temps que le nouveau régime politique faisait de lui un personnage trop considérable pour qu’il eût désormais le moyen de s’abandonner à la mobilité naturelle de sa fantaisie. Mais surtout nous avons l’impression que la froideur relative de ses lettres à van Limborch tient à ce que son correspondant hollandais n’a point réussi à lui inspirer, comme autrefois son hôte et ami parisien, une affection tout intime et cordiale : car, avec tout cela, son cœur n’a pas vieilli, et les lettres qu’il écrira bientôt à l’Irlandais Molyneux, pour différentes qu’elles soient, par leurs sujets, de ses anciennes lettres à Thoynard, ne seront pas sans nous les rappeler par leur accent mélangé de confiance et de sollicitude.


Quant au troisième destinataire des lettres de Locke dans le recueil nouveau, Edward Clarke, celui-là paraît avoir été, pour le médecin philosophe, un « client » autant et plus qu’un ami. Presque toutes les lettres qui lui sont adressées ont pour thème favori sa propre santé ou celle des divers membres de sa famille. Leur principal mérite est de nous rappeler que l’auteur de l’Essai sur l’Entendement humain a été l’un des plus admirables « praticiens » de son temps, avec une profonde méfiance à l’égard de toutes les « drogues, » et une foi non moins profonde dans le pouvoir « curatif » de la nature. Avec quelle ardeur enthousiaste, par exemple, il prêche à Edward Clarke les avantages hygiéniques de l’équitation, sans laquelle, à l’en croire, tous les remèdes absorbés par son client risqueront toujours de rester inutiles ! Au point de vue de la « culture physique » comme à celui de la tolérance et à bien d’autres encore, ce philosophe ennemi de la philosophie aura été le « précurseur » de nos idées modernes.


T. DE WYZEWA.