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ESQUISSES MAROCAINES.

revenir des régions du Sud, se poser sur son nid. Alors, les ailes fermées sur sa couvée, elle a l’air d’un génie maternel qui protège tout le village. Elle élève ses petits et, l’automne venu, part, se joignant aux grandes migrations de ses pareilles qui retournent à leur hivernage. Mais les femmes stériles sur qui elle a jeté le bon sort deviennent fécondes. L’hirondelle, la bergeronnette ont dans leur douceur gracieuse quelque émanation bienfaisante. Mais le bouc porte malheur de ses yeux rayés ! Il est dangereux de le voir surgir derrière les rochers. Avec ses oreilles pointues, ses pieds fourchus, ses bêlemens où passent les tremblemens de la détresse, il est habité par un démon. Dans ses bonds saccadés se reconnaissent les danses des djnounn. Au milieu de toutes ces créatures qui planent, voguent et bondissent, et semblent ne dépendre de rien, l’homme enchaîné à la terre, au travail, toujours à la veille de périr de faim, de soif ou de misère et qui entend retentir à ses oreilles les gémissemens de ses semblables, ne se sent-il pas seul esclave et malheureux ?

Notre petite Mauresque, celle que nous avons suivie au douar et qui nous a, laissant tomber son haïk, révélé, si pareille à la nôtre, la vie craintive de son cœur est-elle donc une petite païenne ? Les talismans, les gris-gris et les amulettes sont-ils les insignes des faux dieux ? Est-ce à dire qu’elle adore les arbres, les bêtes, les oiseaux ? Vit-elle encore sur les mythes antiques perpétués dans l’immobilité des générations ? N’est-elle donc pas une vraie musulmane fidèle aux prescriptions du Prophète ? Ne regarde-t-elle pas, pleine de révérence, l’homme, le mari, dont elle est la servante quand elle le voit prosterné aux heures de la prière et répétant qu’il n’y a d’autre dieu que Dieu ? Tranquillisons-nous. Tous deux sont de fidèles enfans de l’Islam et nul doute, nul serment impie ne s’est glissé dans leurs cœurs. Mais entre la claire foi musulmane qui leur ouvre les certitudes du Paradis et l’inquiétude qu’entretient en eux la difficulté de vivre, une sorte de compromis s’est fait. Impuissans à suspendre au ciel même toutes leurs craintes et leurs espérances, ils ont cherché un point d’appui près d’eux sur la terre. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. Mais le prophète a eu lui-même ses prophètes. Il est venu à la Mecque renverser les idoles de bois et de pierre. Il était lui-même l’Envoyé du Dieu souverain, qui ne tolère point de rivaux, mais il a laissé