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observé parmi eux. Car de la philosophie et des discussions, il me semble que nous en sommes déjà depuis longtemps encombrés ; tandis que nous ne savons que rien ou très peu de la manière dont vivent les nations du dehors. Cela dit entre nous, et afin que vous réussissiez à persuader notre ami, l’homme le mieux fait du monde pour nous renseigner sur ces choses. » Comme l’on voit, le plus grand peut-être de tous les philosophes anglais ne témoignait guère d’estime à la « philosophie. » Volontiers aussi, dans ses lettres à Thoynard, il raillait amèrement les doctrines cartésiennes, sans le moindre respect pour la théorie des « bêtes-machines » ni pour la glorification de la glande pinéale. Évidemment il ne songeait pas encore à intervenir lui-même sur ce terrain, désastreusement « encombré, » où il déplorait l’intrusion de l’explorateur de l’Ethiopie : mais je crois bien que jamais, par la suite, il ne devait se regarder pleinement comme un « philosophe. » Son Essai sur l’Entendement humain devait lui paraître, bien plutôt, un mémoire scientifique de l’espèce de ceux que projetait ou qu’inspirait son ami Thoynard ; et aussi allait-il, plus tard, s’affliger cruellement de la susdite absence, à Paris, d’un « interprète » qui permît à l’érudit parisien de prendre connaissance de son livre, afin de lui « en exprimer son opinion. »


En tout cas, c’est chose certaine que la philosophie tient peu de place dans ces lettres de Locke à Thoynard, où son absence contraste étrangement avec la diversité sans pareille des autres sujets qui, tour à tour ou simultanément, passionnent l’active curiosité du futur philosophe. Et je serais tenté de dire qu’il en est de même aussi dans la série des lettres latines à van Limborch si par aventure l’une de ces lettres ne nous montrait Locke se livrant, cette fois, tout entier à la « philosophie » sous sa forme la plus expresse, — celle-là même dont il se plaignait naguère d’être « encombré » par les cartésiens et les gassendistes. Un long passage de la lettre du 3 mars 1698, en effet, s’emploie à prouver l’existence, — ou, plus exactement, l’unité, — de Dieu, au moyen d’un raisonnement déductif bien imprévu sous la plume de l’auteur de l’Essai sur l’Entendement humain. Encore semblerait-il que Locke lui-même n’eût pas réussi à se laisser convaincre tout à fait par ce beau raisonnement de son cru, puisque nous le voyons, dans une des lettres suivantes, sollicitant instamment de van Limborch la communication d’une autre preuve de l’unité de Dieu, imaginée par le savant bourgmestre de la ville d’Amsterdam. Dans sa subite ferveur métaphysique, le « maître de passion » qui,