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de le revoir et embrasser » qui l’a surtout décidé à former le projet d’un nouveau voyage à Paris : mais pourquoi ne croirions-nous pas qu’en effet ce célibataire sans famille a gardé fidèlement, au fond de son cœur, le rêve de recommencer dans la chambre de Thoynard, « chez M. Desnoyers, maître de danse, à la Tête Noire, » de libres causeries qui doivent avoir été pour lui une source merveilleuse de divertissement et de réconfort ? Combien de fois il supplie Thoynard de venir le rejoindre en Angleterre, ou lui propose d’aller finir ses jours avec lui « dans une fort bonne île de la Caroline qu’on lui a fait l’honneur d’appeler de son nom ! » Qu’on lise encore ce passage d’une lettre du 6 juin 1679 :


Il y a bien d’autres raisons pourquoi je souhaite avec empressement l’honneur de vous voir en Angleterre, que vous saurez à votre arrivée. Entre autres, j’ai commandé pour vous une belle fille, pour être votre femme. N’ayez pas peur, et n’en quittez pas le dessein de votre voyage, comme fît notre bon ami M. Dernier ! La condition des hommes est beaucoup meilleure ici qu’en Ethiopie. Si votre femme ne vous agrée pas après que vous l’aurez expérimentée quelque temps, vous la vendrez, et, je crois, à plus grand prix que celui qu’un homme retira pour sa femme, à Londres, la semaine passée, où il la vendit pour quatre sous la livre. Je crois que la vôtre vous rendra cinq ou six sous par livre, parce qu’elle est belle, jeune, et marchandise bien conditionnée pour cette espèce-là. Je vous prie d’amener avec vous M. Sainte-Colombe, qui, je crois, irait bien loin pour vous voir marié, et je crois encore plus loin pour se trouver au marché où vous vendrez votre femme à tant par livre, comme j’ai vu vendre des pourceaux à Montpellier. Faites-lui mes très humbles baise-mains, je vous prie, et dites-lui que, s’il n’avait pas une si excellente femme comme est la sienne, je lui conseillerais de l’amener avec lui. Je ne sais s’il faut parler de cela à vos abbés, parce qu’ils ne sont pas de ces sortes d’abbés qui se mêlent de cette sorte de trafics... Vos quatre abbés non sunt vulgus abbatum. Faites-moi la grâce de me continuer leur amitié, et de les assurer de l’estime toute particulière que j’ai pour leurs personnes.


Le Bernier dont parle Locke dans ce passage est, naturellement, le même à qui nous l’avons vu souhaiter déjà de redevenir « historien, » ou plutôt géographe et explorateur. Le fameux voyageur était alors tout occupé à commenter la doctrine philosophique de Gassendi ; et à plusieurs reprises Locke fait part à leur ami commun Thoynard du regret que lui cause cette occupation. « A notre Bernier je rends de mon mieux son salamalek, — écrit-il une autre fois, — et je suis tout prêt à l’écouter disputant parmi les philosophes. Mais je préférerais de beaucoup, si vous me permettez de vous l’avouer, qu’il continuât à nous instruire des mœurs des peuples orientaux et de tout ce qu’il a