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— D’où résulte pour nous, aujourd’hui, une extrême difficulté à lire les trois œuvres capitales du premier en date, et du plus original à coup sûr, des philosophes anglais : son Essai sur l’Entendement humain, dont les constatations psychologiques n’ont rien perdu de leur justesse, après plus de deux siècles ; ses Pensées sur l’Éducation, d’une importance historique presque comparable à celle de l’Emile de Rousseau ; ses fortes et généreuses Lettres sur la Tolérance. Ces œuvres immortelles ont beau nous apparaître bien supérieures aux écrits suivans d’un Berkeley ou d’un Stuart Mill : nous ne pouvons pas leur pardonner d’être aussi entièrement dépourvues d’un certain charme d’expression qui nous séduit jusque chez ses plus médiocres continuateurs, et dont l’absence dans ses propres écrits ne semble pas avoir eu d’autre cause que l’obstination constante du médecin-philosophe à considérer l’ « ornement » comme incompatible avec la « commodité. »


Car les lettres de ce « contempteur de toute élégance » nous prouvent assez que la désolante sécheresse de son langage ne dérive nullement, chez lui, d’une « aridité » intérieure, comme celle qui se trahit à nous, par exemple, dans la correspondance de son disciple David Hume. Ce n’est pas sans raison que son collègue et ennemi Prideaux l’appelait un « maître de passion, » signifiant par là un homme en qui tous les sentimens et toutes les idées s’imprégnaient d’une chaleur inaccoutumée. Pas une des lettres de Locke qui ne trahisse un mélange « passionné » de tendre sollicitude pour ses amis et de curiosité pour les divers sujets dont il les entretient. Découvertes scientifiques et récits de voyages, interprétations de textes sacrés et menues recettes médicales, rien de tout cela ne s’impose à son attention sans qu’aussitôt nous le sentions s’exalter d’un enthousiasme ingénu et touchant. Il faut voir avec quelle insistance affectueuse il presse, de semaine en semaine, son ami Thoynard de terminer le gros ouvrage qui doit le rendre fameux, ou bien encore avec quelle émotion il rappelle au pasteur van Limborch le bonheur qu’il a goûté naguère à vivre près de lui, pendant les studieuses et fécondes années de son exil en Hollande. Aussi bien ne résisté-je pas au désir de citer le texte à peu près complet d’une de ses lettres, prise un peu au hasard. Mieux que tous les commentaires, cette citation montrera la variété surprenante des recherches du philosophe, avec tout ce qui s’y joignait de bonne humeur naïve, de fine sagesse pratique, d’ardente sympathie pour les hommes et les choses. Voici, — dans