Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/941

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

latine, dans une de ses lettres précédentes. Et parfois aussi le pauvre Locke, ne pouvant pas se résigner plus longtemps à l’existence de l’espèce de muraille infranchissable qui le sépare de l’érudit parisien, envoie désespérément à celui-ci le texte anglais de l’un de ses écrits, ou bien même se hasarde à introduire, dans une de ses lettres, la citation textuelle d’une douzaine de vers satiriques d’un poète anglais : après quoi nous le voyons déplorer l’impossibilité où s’est, de nouveau, trouvé Thoynard de tirer le moindre profit de tous ces envois, faute pour lui de connaître, à Paris, aucun « interprète « capable de lire et de traduire l’anglais !


Mais surtout ces lettres, latines et françaises, de Locke nous déconcertent par la platitude continue de leur forme, sans que nous y découvrions jamais la moindre tentative pour orner d’une image colorée ou d’un tour élégant l’expression d’une pensée d’ailleurs admirablement précise et sagace, la mieux faite du monde pour nous intéresser si seulement elle nous était traduite avec un peu plus d’art. Il y a là, incontestablement, quelque chose de plus que le simple effet d’un manque naturel de « poésie : » c’est à dessein, sous l’influence manifeste d’une théorie préconçue ou d’un parti pris, que le philosophe anglais s’ingénie à dépouiller ses phrases de tout ce qui aurait chance de les rendre agréables. Nous sentons qu’il a, secrètement, voué une haine profonde à toute apparence de « style, » peut-être par réaction contre la vaine « rhétorique » de ses anciens professeurs, tout de même que nous savons qu’il a rapporté pour toujours, de ses études universitaires, cette haine et ce dégoût de la « spéculation » qui l’ont conduit à créer le grand système moderne de l’observation philosophique.

Oui, vraiment, peu d’hommes ont réussi autant que celui-là à étouffer complètement en soi tout besoin de beauté. Il y a réussi à tel point que, dans son énumération des différens motifs qui ont de quoi nous attacher à la vie, l’idée ne lui est pas même venue de mentionner le plaisir esthétique. A la veille de sa mort, s’étant fait faire une petite voiture qui lui permît de continuer ses promenades hygiéniques de chaque jour, il demandait encore que, dans cette construction, « la commodité passât avant l’ornement. » Il se définissait justement lui-même, dans une de ses lettres à van Limborch, en se disant verborum plane negligentissimus, et forsan plus quam par est elegantiarum contemptor, « aussi indifférent que possible en matière de langage, et dédaigneux de toute élégance au delà, peut-être, de ce qui aurait convenu. »