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déferle, voient les barcasses, secouant autour d’eux d’autre puissance que celle de la nature : le soleil décide despotiquement de la sécheresse ou de la moisson ; le nuage qui passe porte les ondées qui verdiront la plaine : le vent qui hurle jettera-t-il la barque de pêche sur les roches ou bien clément poussera-t-il la voile vers les eaux fécondes où les filets s’empliront ? Chaque puissance de la nature semble avoir deux faces, l’une pour la guerre, l’autre pour la paix, et montrer capricieusement l’une ou l’autre. N’ayant pas su s’armer contre elle, l’humble créature s’incline, abdique et s’en remet aux esprits ingénieux qui savent ce qui est caché et démêlent les caprices du sort. Elle s’attache à la nature et la craint. Elle s’absorbe dans la contemplation inerte de la terre et du ciel et semble garder de ce face à face une obscure détresse. Le pauvre n’a pas un toit où reposer sa tête, mais, s’il se couche sur le sol nu, ses yeux avant de se fermer pour le lourd sommeil s’emplissent de la lueur inquiète des étoiles ; ses sens entrent dans l’accoutumance de leur marche régulière, il ne sait rien, mais il sent et il perçoit sa solitude et sa faiblesse. Il entend les étranges bruissemens d’insectes, les frémissemens des feuilles dans les oliviers et dans les saules, les grandes fleurs des aloès montent dans le ciel comme des échelles mystérieuses sur les degrés desquels sont assis les anges invisibles ou les démons. Les ténèbres venues, il distingue encore des senteurs ; des souffles le frôlent comme si des esprits passaient : le craquement des broussailles sèches dans les nuits trop chaudes le fait tressaillir. Il sent vaguement qu’il est environné d’une création mystérieuse, de qui dépend sa prospérité, son malheur. Il entend sa respiration énorme et son cœur s’inquiète. Il en subit, il en accepte la puissance. Et dans la nuit de son cœur se crée le royaume ténébreux des esprits. Qui lui a appris qu’il y a une échelle des créatures, et comment croira-t-il que lui-même, pauvre être qui gémit, souffre et travaille, est au sommet de cette échelle, roi de l’univers, la tête touchant le ciel ! Le corbeau au-dessus du gourbi ne semble-t-il pas plus libre et plus puissant, voguant dans l’espace et jetant ses tristes anathèmes, que l’homme assujetti à tant de travail et tant de maux ? Au contraire, la belle cigogne, fidèle et familière qui bâtit son grand nid sur le toit le plus haut et plane le soir sur le village, n’est-elle pas un génie bienfaisant ? On la voit chaque année, confiante,