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qui, de toute évidence, sont d’un dément ? Est-il, suivant le mot de Goethe, l’analyste de soi-même que l’abus de la réflexion paralyse et rend impropre à l’action ? Explication profonde, dont le tort est d’être exclusivement philosophique et de dépouiller le rôle de toute sa poésie. Est-il le rêveur qui, sur les problèmes dont nous serons éternellement tourmentés, a trouvé quelques-uns des mots où s’exprime le plus âprement notre angoisse ? Il est tout cela et beaucoup d’autres choses encore, tour à tour ou tout ensemble, et c’est appauvrir le rôle que d’en supprimer une de ces nuances.

Quand Hamlet a perdu son père, ç’a été pour lui une douleur profonde, mais de celles qui sont dans l’ordre de la nature et qu’un homme peut supporter. C’est quand il a vu se sécher si vite les larmes de sa mère, qu’il a ressenti, pour la première fois, la grande souffrance, celle qui nous fait apercevoir l’autre côté des choses : alors il est tombé dans cette sombre mélancolie où nous le voyons aux premières scènes. A force de creuser une même idée, il a trouvé ce que peut-être il ne cherchait pas : il a acquis la certitude morale que son père avait été assassiné. Nouveau coup, auquel, cette fois, son cerveau ne résiste pas complètement. Sans doute, il reste en possession de sa raison, mais c’est une raison vacillante et sujette à de soudains obscurcissemens : il a des hallucinations, comme Macbeth, et voit, comme lui, l’idée qui le hante lui apparaître sous une forme sensible. Il a des mots amers, ironiques, sarcastiques, comme en ont les désespérés ; il a des mots de grand bon sens, des mots de penseur et des mots d’homme d’esprit, et aussi des mots qui ne sont que des propos incohérens auxquels on s’efforcerait vainement de chercher un sens, des mots, des mots, des mots. Un vent de folie souffle à travers toute la pièce, brisant sur son passage la frêle Ophélie, et mettant autour du personnage d’Hamlet son atmosphère tragique. Mais c’est une folie d’un caractère spécial, et qui vient d’avoir contemplé trop longtemps et de trop près ce fond de l’humaine misère qui, non plus que le soleil, ne peut se regarder en face... A l’Hamlet que Mme Suzanne Després a dessiné, d’un trait net et mince de dessin à la plume, il manque cette brume de mystère qui en fait et en fera toujours l’inquiétante attirance.


RENE DOUMIC.