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Et plaignons un acteur, de la valeur de M. Guitry, d’avoir eu à jouer un tel rôle.


Au Théâtre-Antoine des représentations d’Hamlet qui nous ont plu, ou nous ont désarmés, par leur ingénuité. Point d’artifices de mise en scène et point de recherches d’interprétation. Devant une toile de fond ornée de quelques accessoires, des acteurs, touchans de bonne volonté, sont venus débiter leurs rôles à la bonne franquette. Au moins, on ne cherche pas à nous en imposer ! Le chef-d’œuvre se présente à nous dans une nudité que nulle parure ne voile. Nous sommes assurés de l’aimer pour lui-même.

À vrai dire, ces représentations n’ont été organisées que pour permettre à Mme Suzanne Després de réaliser un rêve d’art. C’était son caprice de jouer Hamlet, après Mme Sarah Bernhardt et après plusieurs actrices excellentes. Car c’est un cas singulier que tant de femmes aient voulu jouer le rôle d’Hamlet, qui est si énergiquement un rôle d’homme. La responsabilité de cette erreur remonte, je crois, aux romantiques qui ont fait du prince de Danemark un pâle jeune homme atteint du mal du siècle. Je m’empresse de dire que l’interprétation de Mme Suzanne Desprès est aussi peu romantique qu’il est possible. Elle vaut par la simplicité et pèche par l’excès de cette simplicité. L’artiste nous a montré un Hamlet très douloureux, très amer en ses propos, très maître de soi, qui sait ce qu’il veut et ne fait ni ne dit rien qu’il n’ait voulu. Cette image du héros shakspearien n’est ni déplaisante, ni fausse ; mais elle est terriblement incomplète, étroite, étriquée et surtout si peu shakspearienne !

Il faut se garder en effet de se représenter les personnages de Shakspeare « à la française, » c’est-à-dire comme marqués d’un trait essentiel auquel tous les autres sont subordonnés. Taine avait raison quand il parlait d’une faculté maîtresse qui, chez nos héros, tient toutes les autres sous sa domination. Non certes que nous ignorions la complexité à quoi se reconnaît la nature ; mais c’est pour nous une complexité organisée, sinon hiérarchisée. Nous mettons chaque faculté, comme chaque idée et chaque émotion, à son plan : Shakspeare les met toutes au même plan. D’une vue synthétique, il aperçoit l’âme de ses personnages dans un bouillonnement confus et vivant de tous les sentimens et de toutes les énergies. Hamlet est-il fou ? Mais tout l’intérêt du rôle s’évanouit, si ce n’est que l’étude d’un cas morbide. Est-il dans son bon sens, et feint-il seulement d’être insensé, comme Brutus ? Comment expliquer alors des actes, des paroles, des attitudes