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malade ne pouvait guère durer plus de deux ans. Il n’a pourtant pas mauvais air, ce soir, et il fume, le repas fini, une cigarette, ce qui est pour lui un luxe. Son gendre élève la voix pour lui parler, « comme s’il était nécessaire de crier aux oreilles d’un homme qui a seulement deux années à vivre. » Il est aimable, condescendant et supérieur. Pourquoi Clara, Albert et la tante sont-ils revenus ainsi, à l’heure du souper ? Edwin ne peut pas le comprendre, ou plutôt il comprend trop bien et il lui est odieux de l’admettre : ils sont venus, poussés par une pure fringale de curiosité. Toute la soirée a été remplie de conciliabules secrets. Et maintenant c’est la détresse des adieux. Clara étreint le cou de son père et s’y tient presque suspendue. Edwin pense : « Pourquoi ne lui dit-elle pas tout de suite qu’il est fini ? » La tante serre les mains de la victime : « Suivez bien les conseils du docteur ; » elle tape sur l’épaule de Darius : « Et laissez-vous bien guider par ces chers enfans. » Puis elle recommande à Clara de ménager ses forces, et celle-ci répond par le sourire fatigué d’une personne que les circonstances contraignent trop souvent de les surmener. Ils partent enfin, Albert sifflant à la nuit. « Edwin observa de nouveau, dans leurs derniers regards, l’étrange, nouvelle, insinuante déférence que lui témoignait la famille. Il poussa le verrou avec rage. »

Ainsi, l’humour de M. Arnold Bennett, qui a commencé par s’amuser des singularités locales ou individuelles, de tout le pittoresque extérieur ou intérieur de la vie dans les cinq villes, peut passer de la bonhomie à l’ironie et de l’ironie à la colère. Il ne perçoit si finement la caricature que parce qu’il a un sens très juste et très fort de la vérité. Un esprit est moins sensible aux travers, aux déformations ou aux faussetés quand il a un sens moins vif de la rectitude. Il faut aller jusqu’à ce sentiment de la beauté et de la grandeur de la vie pour toucher le fond du réalisme de M. Arnold Bennett et en expliquer la puissance. A tout moment, ou plutôt dans tous les momens graves, ce romancier d’un petit monde fermé voit transparaître, sous le particulier, l’universel. Charles Orgreave entre dans la boutique d’Edwin Clayhanger, son camarade d’école. Les deux jeunes gens causent familièrement, et le premier invite l’autre à venir chez lui où il verra une charmante jeune fille. « Ce nom magique de jeune fille avait en un instant bouleversé la boutique.