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dix années, Edwin « frissonna de nouveau à respirer l’odeur de la peau ambrée... Il pensait au ravissement du premier baiser, et il se revoyait alors comme un gamin trop ignorant de la douleur pour comprendre cette précieuse Hilda. Sa force trouvait une douceur exquise au fardeau de la vie. »


V

La vie, la sensation de la vie, la saveur de la vie, — the zest in life, comme dit M. Arnold Bennett lui-même, — voilà bien ce qu’exprime directement, immédiatement son art. Ses héros ne réfléchissent guère ; ils ne ratiocinent pas : ils vivent, ils se sentent vivre. Self-conscious, — alive, — thrillingly alive : ces mots reviennent sans cesse, et la psychologie des personnages ne fait qu’une petite place à l’analyse de leurs pensées, tandis qu’elle note avec le plus minutieux détail toutes les nuances de leurs émotions, tous les frémissemens de leur sensibilité. L’originalité de l’auteur réside dans la puissance et la précision de ses intuitions concrètes. C’est la formule même du réalisme, tel que le mot devrait toujours être entendu, à savoir comme la représentation d’une réalité saisie dans ce qu’elle a de particulier, de distinct, de propre et par conséquent d’essentiel, pénétrée ainsi jusqu’en son fond le plus secret.

Si l’on veut voir la différence de ce réalisme avec la doctrine artificielle qui en usurpe le nom, il suffit de comparer à la manière ordinaire de M. Arnold Bennett toute la partie d’un de ses romans qui se passe chez nous. Après son mariage avec Gerald Scales, Sophia Baines, l’héroïne de The Old Wives’ Tale, vient à Paris. Nous assistons d’abord à un souper dans un grand restaurant. La vertueuse Sophia, — cette jeune Anglaise de dix-huit ans qui s’est fait enlever par son amoureux, — se sent tout aussitôt mal à l’aise « dans l’étrange civilisation où s’étalent avec une parfaite franchise les appétits des sens et tout ce qui les flatte. » Le jeune ménage va voir ensuite fonctionner la guillotine à Auxerre et nous avons un second aspect de la France : une exécution capitale, avec l’hôtel borgne sur la place, la nuit d’orgie, les lazzi de la crapule. Plus tard, nous pénétrons, toujours à la suite de Sophia, quand son mari l’a abandonnée, dans un « garni, » qui est le plus parfait modèle de faste vulgaire et trompeur, de mauvais goût, de désordre et