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eu conscience de penser à George Cannon avec amour, — du moins avec amour selon ce qu’elle s’imaginait qu’était l’amour. A la vérité, son expérience directe ne s’accordait à aucune théorie qu’il lui fût possible de formuler. Mais avec l’inexorable réalisme de son sexe, elle ne s’embarrassait guère de mots ni de théories et s’accommodait au fait. Et le fait était que George Cannon était pour elle comme un accablant besoin et qu’il l’avait toujours été, elle le reconnaissait maintenant, depuis la première fois qu’elle l’avait vu. Elle éprouvait un intense plaisir à le reconnaitre. Elle s’abandonnait avec candeur à cette volupté d’un désir inconnu... Elle se rendait parfaitement compte que sa félicité serait tourment jusqu’à ce que George Cannon l’eût épousée, jusqu’à ce qu’elle se fût rendue entièrement à sa merci.


En vain une voix intérieure lui dit que tout ceci est mal, vil et honteux, qu’il y a de quoi rougir en vérité. Elle rougissait, « mais ses rougeurs étaient une part du délice. » Hilda obéit ainsi à l’instinct, et son histoire est un magnifique développement de l’opposition entre l’instinct et l’amour. Ses troubles, ses défaillances, cet obscur besoin de livrer tout son être, ou plutôt, — que le veuille ou non la femme qu’elle est, — la femme qui est en elle : non, tout cela, ce n’est pas l’amour. Elle est inconsciente, dominée, passive. Son état est, au sens propre du mot, la passion. C’est avec Edwin Clayhanger et avec lui seul qu’elle connaîtra l’amour. Elle mesurera alors toute la différence et se rendra compte que, jusque-là, elle n’avait pas aimé.

Qu’est-ce, en effet, que ce mariage, sinon la fin de ses vagues aventures et de ses vagues songes ? Rappelons-nous le temps où elle avait l’impression d’être prisonnière au foyer maternel. Depuis, elle a rêvé de liberté et d’action ; elle a comparé la vie des femmes à celle des hommes et en a ressenti l’infériorité. Elle n’a tiré parti ni de son argent, ni de sa liberté, ni de son ambition. Elle n’a jamais su ce qu’elle voulait. Et maintenant, quoiqu’elle ait, en quelque manière, réalisé son rêve, elle ne peut se défendre d’une déception. L’amour est un sentiment qui déborde notre être, et Hilda, tout au contraire, déborde, si je puis dire, le sentiment qu’elle éprouve : « Son mari lui était révélé ; elle sentit qu’elle ne lui était pas révélée ; en vain avait-elle capitulé de tout son cœur : elle n’avait pas tout donné parce qu’il n’avait pas su voir tout ce qu’elle offrait. » Telles sont ses dispositions et ses pensées, au retour de son court voyage de noces, et elle a obscurément conscience qu’elle a déshonoré un idéal.