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aller. Il se lève et la domine de sa massive hauteur. Alors elle sent sa détresse ; les larmes lui montent aux yeux, et tout son être n’est qu’un appel : « Je vous en prie ! — Quoi ? — Asseyez-vous. » Ils reviennent à leurs affaires, à celles de George Cannon aussi. Le journal qu’il a fondé, et auquel Hilda prenait un intérêt si vif, ne réussit pas. L’exubérance de ses grands espoirs est tombée. Hilda remarque qu’il a une manchette éraillée : cet homme doit traverser l’adversité. Cela semble tragique et choquant à la jeune fille. Elle ne peut supporter que son héros ne soit pas toujours triomphant, brillant, ferme et assuré dans tous ses grands desseins. S’il souffrait, ce serait une injustice, et où donc chercherait-elle, si elle ne le voyait plus en lui, son idéal de virilité conquérante et heureuse ? La pitié va achever l’œuvre que l’admiration a commencée ; mais l’admiration subsiste encore, et ces deux sentimens mêlés peuvent exalter et, égarer un jeune cœur...

Cannon lui-même, cet aventurier dont les affaires vont mal, a-t-il déjà son plan ? Est-ce en vue de ses prochaines campagnes, de ses projets d’hôtel à Brighton, qu’il mobilise la petite fortune de la jeune fille ? Nous n’en savons rien et nous n’en devons rien savoir, car il convient que nous restions devant George Cannon comme Hilda elle-même, et que nous marchions avec elle, à travers l’ignorance et les illusions, à la catastrophe finale. Ce n’est pas que nous ne soupçonnions rien. M. Arnold Bennett est trop habile, trop vrai aussi, pour n’avoir pas jalonné notre chemin de quelques indices auxquels il nous est à la fois difficile de ne pas prendre garde et impossible de nous tromper. Nous nous méfions depuis le premier jour, depuis que nous avons vu Hilda entrer dans l’étude du « solicitor » sous le nom duquel opère George Cannon. Nous l’avons vu mentir. Nous avons flairé l’imposture. Mais Hilda est trop jeune, trop inexpérimentée, et surtout elle a subi trop fortement le prestige de cet homme. Un prestige qu’elle ne s’explique pas : elle est bien loin de l’aimer, et plus tard elle se rendra compte qu’elle ne l’a jamais aimé. Qu’est-ce donc alors ? Un jour, il la prendra dans ses bras, et elle cédera au charme de la merveilleuse aventure.


L’amour ? C’est un fait absolu que le mot « amour » dans ces premières minutes d’éternité ne se présenta même pas à elle. Et, quand il se présenta, elle n’y attacha que peu d’importance. Elle dut admettre qu’elle n’avait pas