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son absurdité délicieuse ! « Même dans la plus petite tâche elle ne pouvait se ménager : c’était toujours, avec elle, tout ou rien. » Elle a donc suivi un jour son impulsion : elle a voulu s’occuper de ses propres affaires, et. à l’insu de sa mère, elle est allée tout droit consulter un avoué. Elle s’est trouvée en face d’un homme qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vu ; elle lui a demandé conseil, et il a pris aussitôt sur elle un grand empire. Elle entre dans ses bureaux, elle travaille sous ses ordres, dominée par une admiration naïve pour tant d’habileté, d’expérience, de décision, une science si consommée de la vie, tant d’élégance aussi, et tout ce qui fait enfin de cet aventurier, aux yeux d’une jeune fille singulièrement ignorante, une révélation de la virilité et des supériorités viriles.

L’homme, d’ailleurs, George Cannon, semble né pour organiser et commander. Que l’on propose ou non autour de lui, il dispose. Il dispose de son patron, le « solicitor » incapable, au nom duquel il exerce, sans en avoir aucunement le droit, la profession ; il dispose de sa sœur, miss Gailey, une vieille fille assez misérable, qu’il a dirigée sur Londres et établie à la tête d’une pension de famille ; il dispose de Mrs Lessways, qu’il sépare de sa fille Hilda pour l’installer près de miss Gailey. Il dispose de Hilda elle-même, dont il fait une sténo-dactylographe dans ses bureaux. Et la jeune fille fascinée ne sait point à quel attrait elle cède le jour où, appelée par un télégramme près de sa mère, elle reste cependant près de lui. Le lendemain, il sera trop tard. Quand elle reverra George Cannon à Londres, elle se dira que tout ce qui est arrivé est venu de lui, ou plutôt d’elle qui est allée le chercher. Il ne la cherchait pas. C’est parce qu’elle est entrée dans ses bureaux une après-midi, que sa mère est morte et qu’elle-même est là, avec Sarah Gailey. Étrange ! « Ces réflexions avaient pour elle une obscure beauté, jusque dans sa tristesse et sa détresse aiguë. Ce n’était certes plus le coma, au moins pour un temps. » Qu’ils sont curieux, ces commencemens de la passion aveugle, fatale, inconsciente comme l’activité secrète de l’instinct, comme la vie du corps ! Elle est de mauvaise humeur, mécontente d’elle et de lui sans doute. Elle parle d’un ton sec, tranchant, répond à ses questions qu’elle ne sait pas ce qu’elle fera, qu’en tout cas elle ne rentrera pas dans les bureaux, qu’elle ne retournera peut-être pas à Turnhill et qu’aussi bien tout cela ne le regarde point. Là-dessus il va s’en