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mari, la brillante Sophia, la mieux douée peut-être des jeunes filles de Bursley ou même des cinq villes, ne reparaîtra au pays natal qu’après des épreuves de toute sorte, vieillie, usée, mais enrichie dans sa tâche ingrate, et toujours droite ; et toujours fière, comme si elle avait conduit sa vie à son gré au lieu de l’emprisonner trente années à Paris, dans la gestion d’une pension de famille.

Il n’en irait pas autrement de Hilda Lessways, et les circonstances paraissaient tourner pour elle plus mal encore que pour Sophia, s’il ne s’était rencontré dans sa vie, à côté de l’homme qui avait commencé de la ruiner, un caractère exceptionnel et le miracle d’un grand amour. Hilda n’est d’abord qu’une jeune fille ignorante, incertaine, qui aspire à quelque chose et ne sait pas à quoi. Elle se sent dans une prison avec sa mère et ne voit aucun moyen de s’évader. Sa jeunesse tombe goutte à goutte derrière elle, et tandis qu’elle a le cœur et l’âme d’un enfant, elle se voit déjà vieillir. Elle va avoir vingt et un ans, et elle n’est pas née encore. C’est cela ! Elle attend encore sa véritable naissance. Si la force passionnée de son désir avait pu faire le miracle, le temps aurait suspendu son cours dans les cieux tandis que Hilda cherchait la voie de la vie.

Et pourtant elle n’était pas malheureuse. Elle baignait parfois dans la félicité : un phénomène qui la déconcertait ! Elle ne savait pas qu’elle avait la plus précieuse de toutes les ressources : le pouvoir de sentir avec intensité. Est-ce à dire qu’elle soit une impulsive ? Peut-être : « Hilda généralement agissait d’abord et réfléchissait ensuite. » Mais elle est plus compliquée que cela, — assez compliquée en vérité : « On ne saurait la comprendre quand on la connaît depuis trois jours. Il faut que les années passent pour qu’on la comprenne. Elle ne se comprenait pas elle-même. Elle ne se connaissait pas. Comment ! Elle était assez naïve pour être déconcertée comme par une énigme parce qu’elle se sentait plus vieille que sa mère et plus jeune que son joli teint de jeune fille, — simultanément ! » Regardez-la, avec la violence de ses mouvemens, et comme elle plie et se redresse, et sa délicatesse caressante et ce qu’il y a de sauvage dans ses airs maussades, ses froncemens de sourcils, et ses regards ravis et son air absorbé. Ne devinez-vous pas à tous ces signes l’ardeur d’une âme excessive, passionnée, d’une âme de désir ? Qu’elle est jeune fille encore, avec sa férocité, son intimidant sérieux et