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expirer, usé, vagabond et misérable, chez un cousin de Manchester. Le cadavre est là, avec sa maigreur et son expression d’épuisement, de fatigue et de repos final.


Sophia éprouva alors une émotion très simple, primitive, pure de tout élément moral ou religieux. Ce n’était point le chagrin que Gerald eût gâté sa vie, ni qu’il eût été, pour lui et pour elle, une honte de tant d’années. La manière dont il avait vécu n’avait aucune importance. Sophia n’était émue que d’une chose : il avait été jeune jadis, et il était devenu vieux, et maintenant il était mort. Voilà tout. La jeunesse et la vigueur en étaient venues là. La jeunesse et la vigueur en venaient toujours là. Tout en venait là. « Un peu de temps encore, » pensait-elle, « et je serai couchée sur un lit, tout de même ! Et pourquoi aurai-je vécu ? Quelle est la signification de tout cela ? » L’énigme de la vie l’accablait jusqu’à la mort, et il lui semblait se noyer dans une mer d’inexprimable peine.


Au fond de ces abîmes du désespoir, l’âme dont les agitations sont « pures de tout sentiment moral ou religieux » ne trouve, en effet, que le néant, et elle se perd dans les arides déserts du nihilisme. Sophia regarde par la fenêtre la foule affairée de Manchester et prend en pitié ces gens « qui ne semblent pas avoir conscience que tout ce qu’ils font est vain. » Sophia ne peut pas penser autrement. Elle avait le charme et la beauté : à quoi lui ont servi ces avantages ? Ils ont passé comme tout passe, et il ne lui en reste rien. Sa sœur Constance n’est pas embarrassée de ce mystère. De son point de vue, qui est le point de vue traditionnel de la vieille Angleterre puritaine, rien de plus simple : Sophia a péché. M. Arnold Bennett regarde du dehors cette interprétation ; mais il est remarquable que, pour lui, tout se passe comme si elle était vraie. Nous ne saurions blâmer, — et il ne nous semble pas qu’il blâme lui-même, — Constance « de penser que tout le progrès, toute l’habileté moderne étaient comme rien, et que le monde serait forcé de revenir sur ses pas et de reprendre le sentier qu’il avait quitté. » Seulement, M. Arnold Bennett ne pense point que la vie revienne jamais sur ses pas. Non qu’il expose là-dessus des théories : les dissertations philosophiques sont heureusement absentes de son œuvre. Mais il attache un regard chargé de mélancolie sur la vie qui passe ; chaque page de ses romans respire le sentiment de l’inéluctable, et c’est pour nous le montrer dans toute sa force qu’il n’a voulu le mélanger d’aucun sentiment moral ou religieux. Ses personnages expriment directement la vie et restent toujours, si j’ose dire, en contact immédiat