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« elle pensait fréquemment à Sophia. En dépit du fait que Sophia était morte, elle continuait à avoir pitié de Sophia comme d’une femme dont la vie avait été gâchée. L’idée de cette vie gaspillée et stérile, et de la nécessité des principes avec toute leur portée et leurs conséquences, lui revenait sans cesse. » Tout compte fait, elle n’a pas été beaucoup plus heureuse. Mais une vie droite, correcte, a du moins l’avantage d’échapper aux regrets, aux remords, à la cruelle mélancolie d’une faillite ou d’une dévastation. Peut-être les amis qui penseront à elle après sa mort s’imagineront-ils qu’ils réussissent à se représenter tout ce qu’elle a connu et éprouvé dans sa vie ; « mais ils ne réussissent pas. Aucune autre personne que Constance ne pourrait se représenter tout ce que Constance a connu et éprouvé, tout ce que la vie a été pour elle. »

Ce sens de la riche diversité qui est au fond de l’existence la plus ordinaire : voilà un des traits essentiels des romans de M. Arnold Bennett. Il rend plus vif son mystère, et sa fuite plus douloureuse ; car si pleins que soient nos jours, ils vont tous à cette même fin : la vieillesse et la mort. Quel contraste entre ce dernier terme et le point de départi M. Arnold Bennett nous en a donné bien souvent l’impression : nous ne l’avons jamais peut-être éprouvée avec plus de force que quand nous comparons la première et la dernière rencontre de Sophia avec Gerald Scales. C’est dans la boutique de ses parens que la jeune fille a vu d’abord ce joli garçon. Neveu d’un riche fabricant, il voyageait pour la maison de son oncle, qui lui imposait cet apprentissage avant de l’associer aux affaires. Gerald a été étudiant, il a fait un tour sur le continent, voyagé à Paris. Il apparaît à la jeune Sophia Baines, qui n’a jamais quitté le Square de Bursley. comme l’image même de la distinction et de la grâce juvénile ; il est pour cette imagination romanesque l’idéal même de l’amoureux. Et comme Mrs Baines ne paraît point disposée à faciliter les rencontres, Sophia se laisse enlever. Gerald n’est que le type le plus vulgaire du séducteur, un comédien de l’amour, et il ne comptait point mener l’aventure jusqu’au mariage. Mais la folle Sophia est honnête : elle l’y contraint avant toute chose. L’union, malheureuse, dure peu. Les années passent. Mrs Scales a su conquérir l’indépendance, tandis que le mari a continué sa vie d’expédiens et d’aventures. Trente ans après, elle le revoit sur son lit de mort. Il est venu