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sans regrets. Maggie soigne son père avec une inaltérable patience ; elle est une parfaite maîtresse de maison, qui pense à tout, ne connaît ni mauvaise humeur, ni défaillance. C’est seulement quand il lui apprend la mort du pasteur Heve, que son frère, dans un éclair de lucidité, entrevoit le sacrifice profond et tragique de cette existence entière. Rien, d’ailleurs, entre eux : pas une explication, pas un mot ; jusqu’au bout la tragédie sera restée et doit rester silencieuse...

Elle n’en est pas moins poignante, et nous regardons passer la jeunesse de ces charmantes, de ces courageuses filles avec d’autant plus de mélancolie que, sous l’apparence encore brillante des jours, nous voyons à l’œuvre la loi impitoyable du temps, nous devinons ses destructions et ses ravages. Entre la réalité, dont il a une perception si nette et si vive, et nos esprits auxquels il veut seulement la montrer telle quelle, M. Arnold Bennett n’interpose pas une philosophie. Rien ne saurait lui faire illusion, et il n’a pas envie de nous faire illusion à nous-mêmes : voilà la vie. Dans The Old Wives’ Tale, il prend l’histoire de Constance et de Sophia dès leur adolescence et se propose de nous montrer ce qui reste de deux jeunes filles dans deux vieilles femmes. Leurs destinées pourtant furent bien différentes ; mais pour l’une et l’autre, pour l’indépendante et orgueilleuse Sophia comme pour celle qui fut à son tour, au foyer même de ses parens, épouse et mère, la fin est la même. Constance est veuve. Son fils, dilettante égoïste, vit à Londres, où il se dissimule à lui-même son oisiveté sous les semblans d’une carrière artistique. Sophia, après une escapade de jeunesse, a su se créer une existence active, laborieuse. Elle s’est enrichie ; elle est revenue dans sa ville natale. Et maintenant les deux sœurs, liées à jamais, traînent leurs derniers jours dans la médiocrité des petits soins et la mesquinerie des menus tracas. Des ennuis domestiques les déterminent à essayer de la vie d’hôtel. Mais Constance ne peut prendre son parti du train ruineux qui la scandalise ; et d’ailleurs, loin de son coin familier, perdue dans le milieu nouveau où sa sœur, plus riche en expérience du monde, a sur elle trop d’avantages, elle se sent désemparée, dominée, et ne songe plus qu’à revenir en hâte, pour s’y blottir comme en un refuge, au logis familier. C’est là qu’elle a commencé, là qu’elle finira ses jours, seule, car Sophia meurt la première. Pendant sa dernière maladie.