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Indéchiffrable, en effet : car le vieux Darius est un livre qui ne se laisse pas lire ou, plus justement encore, c’est un livre fermé. Comment attendre entre le père et le fils cette intelligence mutuelle qui prépare la sympathie et, au besoin, remplace la tendresse ? Un jour qu’Edwin s’est signalé par son sang-froid et a sauvé l’usine d’une catastrophe, il est tout surpris de voir son père manifester quelque émotion et pense qu’il lui faudra se mettre « à réviser ses vues bien arrêtées. » Il n’en aura pas l’occasion. Rien ne le sollicitera jamais de faire un effort pour se mettre à la place de son père, et il ne sait rien de ce qu’il faudrait savoir pour y réussir. Darius Clayhanger, de son côté, ne sait rien de son fils. Les années passent et, pour Edwin, Darius reste exactement le même père et, pour Darius, Edwin a toujours seize ans. Il faudra la maladie et la déchéance du vieillard pour que ce fils ait enfin le sentiment d’être un homme. Un jour même, il se sentira le maître et devra réprimer la joie impie de savourer son autorité comme une revanche.


III

Si, par un premier et inévitable effet de sa marche, la vie oppose ainsi les générations, il n’y a pas moins de mélancolie dans la succession des différens âges et le crépuscule où s’éteint le rayonnement des années lumineuses.

Comme beaucoup de romanciers anglais, M. Arnold Bennett excelle à peindre en quelques traits l’enfance et à évoquer devant nous sa grâce incertaine, ses ardeurs hésitantes, l’ingénue liberté de ses aspirations, la fraîcheur de ses pensées, le caprice de ses rêves. Il nous montre pour la première fois son héros Edwin Clayhanger, sortant de classe et accoudé au parapet d’un pont. Une observation moins clairvoyante, moins ouverte aux réalités de l’existence, à sa poésie, à son mystère, ne se serait point attachée avec tant de complaisance à ce grand garçon dégingandé, mal tenu, avec ses vêtemens râpés, sa gibecière trop bourrée de livres, ses cheveux blonds en désordre et, posée dessus, une casquette informe dont la doublure sortait par derrière. Mais M. Arnold Bennett est resté à contempler cet adolescent en qui tout respire la divine jeunesse, à rêver du contraste entre ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il sera plus tard, bientôt, trop tôt sans doute. « Cela semblait une honte, cela semblait même