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ces deux êtres si dissemblables, antagonistes et mal assortis, Edwin Clayhanger et son père. »

Le vieux Clayhanger, imprimeur à Bursley, puissant dans sa maison, souverain dans ses ateliers, riche et considéré dans sa ville, a accompli un miracle : sa carrière. « Le grand malheur d’Edwin était de rester aveugle au miracle. » La grande faute de Darius, dirons-nous, c’est de n’avoir rien fait pour lui ouvrir les yeux. Une très belle scène, par où commence le livre, nous montre le jeune garçon, à la fin de son temps d’école, candide et ardent devant la vie. Il rentre chez lui après son dernier jour de classe et trouve son père en conversation avec un vieillard qu’il n’a jamais vu et qui attache sur lui un regard chargé d’une sympathie singulière, d’un mystérieux attendrissement. Quels propos échangeaient donc les deux hommes, et quelle est entre eux cette affection non moins mystérieuse ? Il y a de la déférence dans l’attitude du vieux Darius, et son interlocuteur, beaucoup plus vieux, paraît ému. « Voici un bon gamin, » a dit le père, d’un ton presque câlin. Avant de partir, le vieillard a rappelé Edwin, lui a serré la main : « Eh ! mon garçon, je demande à Dieu qu’en grandissant vous deveniez digne de votre père. Oui, voilà tout ce que je demande à Dieu. » Et une larme a coulé sur son visage. « Jamais personne ne donna à l’enfant, et il ne connut jamais l’explication de cette larme épique. » Il ne connaît pas, il ne connaîtra jamais l’histoire de son père. Et c’est pourquoi il ne pourra pas le comprendre. Mais n’est-ce pas précisément ce qu’a voulu l’auteur ? Il faut à son dessein qu’Edwin ne comprenne pas, car il convient à chacun d’aller devant soi, d’ordonner sa vie, et de la vivre, sans tant d’explications ni tant de paroles.

Nous la connaissons, nous, cette histoire. Nous savons quelle a été l’enfance malheureuse de Darius, enfermé à dix ans avec ses parens dans la prison pour dettes, délivré par l’intervention de ce M. Shushions, — le vieillard d’aujourd’hui, — qui l’avait distingué parmi ses petits élèves de l’école du dimanche et avait deviné son intelligence, son caractère, son énergie. Nous avons vu le terrible labeur du gamin dans les poteries du district, ses nuits sans sommeil, ses salaires de famine et l’indomptable bravoure de cette enfance malheureuse. Et le gamin est maintenant Darius Clayhanger, propriétaire d’une imprimerie à vapeur, bourgeois notable de Bursley, un des principaux