Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
78
REVUE DES DEUX MONDES.

dans les troncs secs des arbres, dans le sol maigre où les fleurs à courtes tiges font des tapis sous les pas, comme une brève germination de bonheur. C’est amusant de regarder, de boire l’air plein d’allégresse, d’aller « à la Marine » où les bateliers, debout sur les barcasses, poussent les cris rythmés, les « han ! han ! » que suit l’élan des grandes rames. Les portefaix courent jambes nues, pieds nus, tous du même pas rebondissant, de la ville au port. Par l’ouverture de la djellab on voit le halètement des torses bruns et luisans. Dans les petites ruelles, sur la grande place du Socco, les âniers lèvent leurs bâtons et vocifèrent : les chameliers plus calmes, résignés de longue date au pas invariable des grandes bêtes indolentes, prennent cette démarche assoupie que semble régler un automatisme ancien. Les processions de femmes vont et viennent toujours de leurs maisons aux fontaines, aussi blanches, aussi muettes, aussi tristes que si des légions de mortes s’étaient levées des sépulcres. Mais, sur la tête droite, le bras soutenant le grand vase de grès rougeâtre, révèle la vie et la beauté. Le soir, quand le crépuscule vient jeter la mort sur l’exaltation du ciel enflammé, les yeux s’habituent à voir assis ou debout sur les tertres nus des cimetières, les groupes indistincts d’hommes et de femmes qui viennent régulièrement offrir le miroir docile de leurs yeux, de leurs âmes, aux rougeoiemens du soir, à la tristesse, au silence de la nuit qui descend. Ce sont de vrais fantômes blancs du soir. Les enfans, avec leurs yeux de feu, leurs petites robes brillantes, ont la nonchalance joueuse des bêtes à bon Dieu qui se lustrent le dos au soleil et puis, percevant le froid et l’ombre, disparaissent et se retirent dans les lézardes des murs.

Longtemps on regarde cette humanité sans s’intéresser à autre chose qu’à la voir. C’est comme un tableau vivant créé par un artiste supérieur qui a si étroitement lié l’homme au paysage et le paysage à l’homme que l’un devient l’achèvement et presque l’expression de l’autre. La nature a fait tranquillement son œuvre, et, primant de sa force souveraine l’énergie, la conscience et la raison, elle a modelé l’homme, sans hâte, à son image. Le chemin de sable jaune bordé des raides aloès est triste, les yeux se fatiguent des sèches colonnes des palmiers. Mais qu’une femme, entre ces colonnes, sur le chemin doré, apparaisse, statue vivante, ensevelie dans le haïk qui a la grisaille