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ces mots de « Monsieur, » « Madame, » qui classent et divisent ; le dernier moujik en touloupe graisseuse aborde le plus grand seigneur ou le plus haut fonctionnaire de l’Empire, parfois le Tsar lui-même, avec la dignité et l’aisance de l’Oriental ; il les interpelle tout naturellement par le nom de baptême uni au nom du père : Piotre Nikolaiévitch, Véra Nikolaiévna, si c’est une femme ; le boiar répond de même au moujik : Ivan Ivanovitch ou tout autre. — Petite remarque, dira-t-on. Ceux qui ont réfléchi à la puissance du langage, traduisant les mœurs d’un peuple et les maintenant tout à la fois, ceux-là seront frappés de cet indice sûr et croiront sans peine que l’égalité sociale, avec l’égalité des droits qui en découle, autrement dit la démocratie, est plus facile à instituer en Russie que partout ailleurs. Pourvu toutefois qu’on ne touche pas à la forte constitution de la famille ; comme toutes les sociétés primitives, la société russe est bâtie de toutes pièces sur le type primordial de la famille ; le pouvoir paternel y est la source de l’autorité. Quand les paysans du village, aujourd’hui complètement indépendans, viennent chez leur ancien seigneur pour une requête ou une contestation, l’orateur s’exprime toujours ainsi : « Notre père N.N. » ou « Notre mère N.N. » c’est que, dans la conscience confuse du serf russe, le seigneur n’était le maître que parce qu’il était le père commun ; investi à ce titre du pouvoir absolu que le chef de famille s’arroge dans toute maison de paysan.

La féodalité occidentale a été organisée sur le modèle d’une armée ; la féodalité russe sur celui d’une famille. Au moyen âge le grand boïar menait à la guerre des « enfans-boïars, » non des vassaux. En Ukraine surtout, l’organisation kosake du clan, de la tribu, a laissé des traces profondes.

Ainsi s’expliquent les habitudes patriarcales qui donnent aux maisons de mes hôtes un bon parfum du vieux temps. Tandis que je les observe, l’interminable souper campagnard s’achève : tout ce monde se lève et vient respectueusement baiser la main de l’aïeule, en la remerciant pour le pain et le sel. Les enfans se dispersent bruyamment, les vieilles filles noires du bas bout de la table s’évanouissent comme des ombres, avec cette démarche impersonnelle, effacée et discrète, spéciale aux humbles et muettes existences d’arrière-plan.


E.-M. DE VOGÜÉ.